L’histoire commence sur internet. Du fait de mon blog, je reçois chaque jour cinq à dix propositions de vins par des particuliers, en dehors des innombrables mails de négociants. Par politesse, chaque message reçoit une réponse circonstanciée. On me propose dans un mail des champagnes anciens, et les photos qui me sont adressées montrent des vins intéressants, mais pour une catégorie d’amateurs particulièrement étroite. Je fournis deux ou trois adresses de négociants que je connais et j’ajoute que si je devais m’intéresser aux bouteilles proposées, ce serait pour tel prix. Du temps passe et un beau jour, mon interlocuteur me dit que le prix lui convient. Il est permis de penser qu’il a dû essayer ailleurs sans succès. Etant dans ma maison du sud, je lui demande où sont les bouteilles. Elles sont près de Marignane. L’idée vient de se rencontrer à mi-chemin. Cassis semble la solution. Il se trouve que chaque année nous allons au Petit Nice à Marseille, or cet été, l’affluence d’enfants et petits-enfants chez nous n’a pas permis cette escapade. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour y aller ? Le rendez-vous est pris à 11h45 au restaurant de l’hôtel Le Petit Nice.
Ma femme et moi sommes en avance. José Potier, directeur de salle nous accueille chaleureusement et j’étudie la carte des vins. La commande est passée et j’indique à mon épouse que je n’ai aucune envie d’offrir un apéritif à un inconnu, ce que j’aurais pu éviter si j’avais donné rendez-vous à la gare de Marseille, à Notre-Dame de la Garde ou sur le Vieux Port.
Le vendeur arrive, avenant, sympathique, à l’accent chantant du sud. Il se présente et va ensuite chercher les bouteilles dans sa voiture. Elles sont conformes aux photos. Le Krug rosé de plus de trente ans est d’un niveau impeccable, le Dom Pérignon 1978 a perdu à peine de son niveau et le Pol Roger 1969 est nettement plus bas et ambré, mais il porte la promesse d’un goût qui ne me déplait pas. Le plaisir de voir ces flacons me pousse à lui offrir un apéritif. Il demande un Martini rosé et je demande un champagne à la coupe. Voyant ce que je demande, il change sa commande et c’est un champagne Alfred Gratien 1998 sur lequel nous trinquons tous les deux. Sur la table sont posées trois serviettes et trois fourchettes. Mais pendant plusieurs minutes rien ne suit. Les coupes étant à un niveau proche de l’étiage je fais des signes qui indiquent que l’épisode de convivialité arrive à son terme, mais une jeune fille apporte alors des amuse-bouche d’un beau raffinement. Mon vendeur dit : « laissez-moi vous offrir une autre coupe de champagne. Choisissons un autre champagne ». Or le bar n’a que deux blancs, l’Alfred Gratien et le champagne Dom Pérignon 2000.
Je dis à mon vendeur que ce serait dommage qu’il écorne le prix de vente de ses vins par cette commande et il me répond : « ça ne me rendra pas moins riche ». Il ne croyait pas si bien dire ou peut-être le savait-il. Le champagne Alfred Gratien 1998 est agréable, fait de fruits jaunes, à l’acidité forte. Le Dom Pérignon 2000 marque une nette différence, dès le nez, d’une belle élégance. Ce champagne a toutes les qualités, fragile et subtil à la fois. Sur des oignons grelot, il est délicat. Sur des dés de seiche, il prend de l’ampleur, alors qu’il se referme face à une brandade de morue. Nous commentons ces accords avec mon vendeur qui semble passionné de ces petites différences auxquelles il ne s’intéresse normalement pas avec ce degré de détail.
Il est temps de se quitter, il nous serre la main et dit en chuchotant : « je m’éclipse par la porte dérobée ». Je le regarde faire sans un mot, pensant que normalement, on n’oublie pas de payer sa note. Mon vendeur était plus malin que je ne l’imaginais. Mes bouteilles achetées ont un prix qui vient instantanément d’augmenter. C’est une des surprises de la vie.
Nous passons à table, et contrairement à ce que José m’avait promis, le champagne Krug millésime 1996 n’a pas été ouvert à l’avance. C’est dommage, mais ne dramatisons pas. La couleur du champagne est déjà d’un or marqué. En bouche, même non ouvert, ce champagne délivre un message d’une noblesse unique.
Nous avons pris le menu Bouille Abaisse avec : les amuse-bouche gourmands et terrestres / le premier palier / poissons et crustacés au bouillon safrané en deuxième palier / les poissons en bouille-abaisse pour arriver en profondeur / de la pomme verte transformée craquante, Yeti de sa pulpe. On ne peut pas dire que les énoncés des plats sont très éclairants, mais un jeune serveur à l’accent chantant viendra nous réciter les compositions et ingrédients.
Nous commettons l’erreur de prendre le consommé très poivré dont l’épice éteint le céleri en premier, car le poivre insistant masque ensuite une partie du charme des délicieuses huîtres Gillardeau subtilement cuites. L’accord de l’huître avec le Krug est magique. Le Krug est immense, d’une solidité à toute épreuve. Il est vineux, fort et expressif, et l’on mesure l’ampleur du « champagnicide » que je commets, car ce champagne sera largement plus brillant dans cinq ans. Le Krug est la Rolls du champagne avec une virilité sans concession. L’assiette de coquillages crus comporte des moules, des palourdes, des coques, des violets et sans doute bien d’autres petits mollusques. Curieusement ils donnent au Krug des accents sucrés, par une forme de compensation. L’accord qui se forme est admirable. Le Krug se transcende sur les coquillages et la vibration qui se forme m’émeut. Il convient d’insister sur le fait que cette juxtaposition est d’une magnitude inouïe. La girelle en tempura qui l’accompagne fait redescendre de l’Olympe. La chair est belle, mais le charme est rompu.
Le second étage du repas comprend plusieurs poissons alignés entre pince et corps de homard, dans un bouillon safrané. Ici le champagne parade, dominant son sujet. Les poissons sont merveilleux. Le Krug capte l’or du safran. Tout en bouche est délicieux, passant de saveur en saveur, on a le même enchantement que celui que l’on a dans les goûts sucrés avec les macarons : c’est un pianotage de bonheur et la sauce est à mourir. On tient avec ce plat une bouillabaisse de compétition où se livre toute l’âme de Gérald Passédat, affichée dans la nouvelle décoration réussie de la salle à manger. Il combine la recherche de la pureté des produits, l’authenticité historique des saveurs, la tradition familiale, et le besoin d’épurer ses constructions. C’est du grand Passédat qui mérite sans discussion sa troisième étoile.
Avec la sauce au safran le Krug évoque le citron, la groseille blanche, les épices et mille saveurs complexes comme les fragrances d’un parfum. Avec le jus de cuisson des girelles, très amère, le Krug sait se montrer à la hauteur.
Le point culminant de la Bouille Abaisse est à tomber par terre. La rouille de grand-mère est irréelle. Le Krug se montre viril, puissant comme un atlante mais ce n’est peut-être pas là qu’il brille le plus sur ce plat lourd. On sent une fois de plus la recherche de pureté, de modernisme tout en conservant la tradition. Le loup et la daurade donnent une dimension rare à la bouillabaisse.
Je demande un petit morceau de camembert pour le Krug mais il est trop affiné et l’accord ne se fait pas, le Krug trop vineux saponifiant en bouche.
Le Krug est capable de s’adapter à la variation sur le thème de la pomme qui rappelle le Passédat « d’avant », d’il y a quelques années. Le sorbet est magique.
A côté de nous une table de cinq jeunes, plus jeunes que nos enfants, profite goulûment de ce paradis culinaire. C’est à eux que je fais servir le reste de ma bouteille, pour qu’ils profitent de ce nectar.
Le service est prévenant, José est un hôte parfait. Tout ici justifie aujourd’hui le statut qui a été donné à ce restaurant de très haute qualité. Il est à trois étoiles et y restera longtemps. Bravo pour cette inventivité intelligente et respectueuse.
Le champagne qui reste dans mon verre a du citron vert, de la pêche, de la poudre de meringue, du bonbon anglais et de la pomme verte. Son plus bel accord est avec l’assiette de coquillages crus, plus encore qu’avec l’huître fondante. Ce repas est un grand moment de gastronomie.