Le 134ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Arpège. Nous avions depuis longtemps évoqué avec Alain Passard de faire ensemble un dîner de wine-dinners. C’est aujourd’hui la première fois. Lorsque j’arrive à 17h30, le lieu bruisse d’une activité de ruche. Ici, tout est minuscule, pauvre en espace. Mes vins sont dans une petite cave, riche de beaux vins, et une méchante conduite ou fuite a distillé de l’eau dans la caisse. On m’annonce qu’il n’y aura aucun guéridon pour accueillir les vins qui doivent à un moment prendre la température ambiante. La solution trouvée avec la charmante Armelle est de mettre au sol dans un coin sans passage une caisse en bois pour les vins en attente. J’apprends qu’il n’y a pas assez de verres pour les vins du repas. Il faudra donc en cours de route laver les verres qui ne pourront plus servir à conserver la mémoire des parfums et témoigner de leur évolution. La photo finale avec une forêt de verres est exclue.
Avant d’ouvrir les vins, je ne peux pas les disposer sur une table large pour faire la traditionnelle photo de famille. Un aspirateur virevolte autour de moi. Les résultats à l’ouverture sont très variables. Ayant anticipé d’éventuels problèmes, j’ai pris des vins de réserve. L’odeur la plus désagréable, c’est celle du Chambolle-Musigny Domaine Clair-Daü 1961. Il y a un gros gibier qui sommeille dans cette bouteille, mais le pire n’est pas sûr.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960 a une odeur incertaine. Le vin du Rhône est prometteur. Le Château Palmer 1928 a une odeur de grande promesse, par un joli framboisé, mais là aussi, le meilleur n’est jamais sûr, aussi la décision est d’ouvrir un vin de réserve qui me semble être un Château Pichon Baron 1904 d’un très beau niveau dans sa bouteille soufflée à la main. Son odeur est extrêmement belle. Par prudence, je rajoute aussi un Vega Sicilia Unico 1960 à la sérénité impressionnante, au moins égale à celle du Lafite 1990.
Le parfum le plus extraordinaire que je fais sentir à Armelle et à Hélène, c’est celui du Rayne Vigneau 1904. Au stade actuel des premières odeurs, mon tiercé serait Rayne Vigneau 1904, Vega Sicilia Unico 1960, Lafite 1990, sachant que le Palmer mériterait d’être dans le tiercé, mais tiendra-t-il jusqu’au repas ? Il faut que je sois attentif aux températures des vins. J’annonce aux jeunes femmes qui sont présentes que je vais me changer avant que les convives n’arrivent. Fort curieusement, deux d’entre elles sont descendues aux vestiaires pour se changer en même temps que moi. L’histoire retiendra que la décence et la morale furent sauves. Il est temps pour moi de donner les consignes de service à Gaylord, le sommelier, qui fera ce soir un service exemplaire.
Paris étant traditionnellement le siège de manifestations destinées à montrer qu’en France, c’est la rue qui commande, les arrivées se font comme dans les courses cyclistes, certains participants franchissant la ligne loin derrière les échappés. Deux femmes ravissantes illuminent la table beaucoup mieux que les chandeliers, les huit hommes sont de professions de conseil, de juristes, de banque, suisse de surcroît, de journalisme, de communication et même de distribution grand public. Mille liens peuvent les réunir mais le plus fort est évidemment le vin et le bien manger.
Le menu créé par Alain Passard est : Tartelettes fenouil et ail nouveau / Jardinière Arlequin et semoule à l’huile d’argan / Langoustines de Loctudy au thé vert Matcha et épinards / Homard des Iles Chausey grillé et pommes de terres fumées au vieux chêne / Agneau de la Baie de Granville grillé entier, choufleurisotto, chou fleur mauve et petits pois / Ris de veau grillé au bois de réglisse pomme de terre et navet / Stilton / Tarte aux pommes Bouquet de Roses.
Le Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1955 est d’un jaune assez clair. La bulle a quasiment disparu mais le pétillant est vivace. L’impression de champagne est agréable, mais je ressens un léger défaut, comme si le champagne était poussiéreux en milieu de bouche. Cela ne gêne pas mes convives qui apprécient le Moët. L’évolution du champagne, bien aidé par l’ail nouveau, est spectaculaire : la poussière disparaît et le fuit qui était caché à l’arrière-plan apparaît, joyeux, donnant à ce champagne une belle cohérence.
Le Champagne Canard Duchêne Cuvée Charles VII brut 1973 est une immense surprise. Je suis conquis. Un ami explique que Canard Duchêne était une marque assez ordinaire qui disposait d’une cuvée d’exception, la Cuvée Charles VII. La bouteille est très belle, de forme originale, qui met en valeur la couleur or et miel. Le nez est intense, la bulle est encore joliment active, et ce champagne est la démonstration de l’intérêt majeur des champagnes évolués, car il n’a pas de défaut, et son caractère joyeux est remarquable. Tout est en délicatesse.
J’avais prévu qu’au cas où l’un des champagnes anciens serait défaillant, l’on ouvre un Champagne Salon 1996. La vocation des réserves, comme pour le pétrole, c’est de s’épuiser. Aussi, sur la jardinière à la semoule, le Salon rejoint le Charles VII. C’est assez fou de boire ces champagnes ensemble. Car la bulle du Salon est d’une puissance extrême et son goût fait brutal, envahissant. Le Salon fait encore plus ressortir la délicatesse du 1973. Il est son faire-valoir. Quand on s’intéresse au Salon seul, on découvre sa merveilleuse palette florale qui donne du romantisme à sa puissance vineuse conquérante. Ce Salon 1996 est une merveille, mais dans ce contexte, c’est le 1973, magnifiquement en accord avec la semoule légère et les légumes délicats, qui m’a réellement conquis.
Je ne sais franchement pas pourquoi j’ai choisi ce vin blanc en cave, Savigny-lès-Beaune blanc Domaine Pierre Guillemot 1994. Cela fait partie des découvertes que l’on doit faire à côté d’icônes. Le vin est agréable, mais sans grande imagination. Son final est court. Les langoustines au thé vert et épinards sont tellement délicieuses, que j’ai envie d’essayer le Château Lafite Rothschild 1990, puisqu’il restera encore deux rouges pour le plat à venir. Cette intuition se révèle une divine surprise. Le Lafite est un immense vin au sommet de la maturité de sa jeunesse, puisqu’il connaîtra d’autres maturités. J’oserais dire qu’il est parfait. Charnu, au nez impérieux, à la longueur immense qui prolonge sa chaude générosité sans perte d’intensité, ce vin à la mâche forte est un vrai bonheur. L’épinard l’excite élégamment, contre toute attente, et la langoustine répond aussi très bien au vin riche et épanoui.
Qu’il est agréable de voir arriver une assiette où le homard est présenté dans une quasi nudité, avec des pommes de terre qui forment un contrepoint charmant. Le Château Palmer 1928 dont le parfum framboisé était riche à l’ouverture et envoûtant m’avait fait craindre que tant de perfection ne dure pas. Elle dure. Le parfum est riche, capiteux, framboisé, et le vin en bouche, à la couleur d’une grande jeunesse, sans l’ombre de tuilé, est d’un velouté redoutable. Quel grand vin ! Il rejoint le peloton de tête des plus grands Palmer que j’ai bus. A côté, le vin d’une bouteille ancienne soufflée à la main n’offre aucune indication autre que Cruse, à la fois sur la capsule et sur le bouchon. J’ai imaginé que c’est un Château Pichon Baron 1904 car il y en a plusieurs dans la cave que j’ai achetée dont j’ai extrait cette bouteille supplémentaire. Mais il se pourrait aussi qu’il s’agisse d’un Pontet-Canet. Faute de preuve, appelons-le Château Pichon Baron 1904. Ce vin n’a pas non plus la moindre trace de tuilé. Il est rouge sombre, sans le petit filet rouge sang du Palmer. Le nez est discret. Par opposition au Palmer, on dirait volontiers que ce vin est strict, sérieux, quand le Palmer est tout en rondeur et en joie de vivre. Mais ce vin est grand, précis, bien défini. Strict mais grand.
Sur l’agneau en deux services nous allons goûter quatre vins qui sont tous de la première moitié de la décennie 1960. Le Chambolle-Musigny Domaine Clair-Daü 1961 m’avait fait très peur à l’ouverture du fait d’une odeur fort désagréable. Le vin pouvait se reconstituer, mais il aurait du mal. Gaylord me sert le premier verre et ce qui éclate dans mes narines, c’est une odeur pénétrante de morilles. Le vin est devenu morilles. C’est une déviation bien sûr, mais en bouche le vin, qui a capté le goût de la morille, n’est pas trop déplaisant.
La mauvaise surprise, même si ce vin est meilleur que le 1961, c’est La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960. Car si ce vin est agréable, on est à cent coudées de ce que La Tâche peut être. Aussi, le décrire n’apporterait pas grand-chose. Il est buvable mais ne cache pas sa fatigue. Les deux bourgognes sont fatigués, aidés par un agneau ferme et intense à faire presque bonne contenance, mais l’intérêt va se porter sur deux merveilles.
Le Châteauneuf-du-Pape Domaine de Beaucastel 1964 n’a pas les signes de fatigue que l’on trouve souvent chez ces Châteauneuf-du-Pape dépassant les quarante ans. Celui-ci est parfait. D’un niveau haut dans le goulot, d’une couleur d’un rouge franc un peu clairet, il est clair en bouche, juteux, lisible, et de franc plaisir. C’est un grand Beaucastel. Mais à côté de lui, la bouteille que j’ai rajoutée – et Gaylord n’en revient pas que j’aie rajouté une telle merveille – c’est Vega Sicilia Unico 1960. Disons-le d’emblée, c’est, je crois, le plus grand des Vega Sicilia Unico que j’aie jamais bus. Il n’y a pas un gramme de torréfaction que l’on trouve souvent, et la pureté, la franchise, m’évoquent plus les grands vins de Guigal, quand ils ont un peu d’âge, que le Royal Kebir avec lequel je voulais un jour comparer Vega Sicilia. Ce vin est une bombe de bonheur, si compréhensible et si envoûtant.
Il faut se souvenir qu’à l’ouverture des vins, c’est le Château Rayne-Vigneau 1904 qui était le plus extraordinaire. Avant même d’être servi, il embaume déjà la salle. Il est nécessaire que je précise à certains convives qu’il s’agit d’un vin blanc, car le liquide, d’un caramel foncé, est d’une rare densité. Le parfum enivre, où se mêlent les agrumes et les fruits confits. Et le choix que j’ai fait de le mettre en confrontation avec un ris de veau est une réussite absolue. Certains des présents voteront pour ce vin à cause de l’accord d’anthologie. Le ris de veau par sa surface croquante enlève tout gras au vin, alors que bu seul, il est d’une richesse onctueuse sans égale. De longueur infinie, c’est un des plus grands sauternes que l’on puisse imaginer, où tout, puissance, richesse, longueur, poivre, émotion, est de totale perfection. Je suis sur un nuage en buvant ce vin.
Ce qui est intéressant, c’est que le Château d’Yquem 1970 qui lui fait suite n’est pas du tout diminué d’être placé à cet instant. Au contraire, il montre sa jeunesse, la magnifique couleur dorée d’un épanouissement guilleret, et le goût inimitable qui n’appartient qu’à Yquem, avec une aisance d’enfant béni des dieux. Avec le Stilton il s’amuse, et avec la divine tarte aux pommes, il met nos papilles dans des coussins profonds.
Eh bien, que de miracles successifs et que de crescendos à répétition. Autour de la table, je vois des yeux émerveillés. Il est temps de voter.
Le vote a laissé sur le bas côté quatre vins sur treize. Et parmi les neuf qui ont eu des votes de premier à quatrième, quatre vins se détachent de loin. Rayne Vigneau 1904 a eu quatre votes de premier, et trois autres sont nommés deux fois premiers, Palmer 1928, Lafite 1990 et Vega Sicilia Unico 1960.
Le vote du consensus serait : 1 – Château Rayne-Vigneau 1904, 2 – Château Palmer 1928, 3 – Vega Sicilia Unico 1960, 4 – Château Lafite Rothschild 1990.
Mon vote est : 1 – Château Rayne-Vigneau 1904, 2 – Château Lafite Rothschild 1990, 3 – Vega Sicilia Unico 1960, 4 – Château Palmer 1928.
La palme des accords revient au ris de veau envoûté par le Rayne Vigneau et l’originalité la plus grande est celle de la langoustine aux épinards mariée de façon impromptue au Lafite. Alain Passard a réussi une adaptation de sa cuisine et de ses recettes au-delà de toutes des attentes qui ont suivi l’examen que j’ai fait il y a peu de tous les plats de ce soir. Et ce fut d’une intelligence, d’une dextérité et d’un sentiment qui méritent les plus grands éloges. Quand en plus l’amitié a coiffé le tout, car Alain a couvé notre table de sa bienveillance, on peut dire que pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître.