C’est par un forum que je suis entré en relation avec un groupe de jeunes amateurs. Ils avaient envie de découvrir La Tâche et se sont regroupés pour en acheter une. Nicolas, mon correspondant au sein de ce groupe me demande des conseils sur le millésime à acheter. Il s’adresse au domaine de la Romanée Conti qui lui donne accès à une 1991. Nicolas me propose de venir goûter cette bouteille objet de leurs désirs, avec l’idée que ma connaissance de ce vin ajouterait à leur désir de l’aborder dans de bonnes conditions.
On ne me demande aucun apport de vin mais il me paraît convenable de venir avec des vins dont une La Tâche que je choisis pour ne pas porter ombrage à la leur. Je choisis 1992. Les bouteilles sont apportées quelques jours à l’avance au restaurant l’Ardoise.
Le jour du dîner, un ami qui range ma cave me signale trois bouteilles de Mouton 1967 en danger de mort, dont deux ont perdu leur bouchon, tombé dans le liquide et une à la capsule trouée qui présage une fin prochaine, même si le bouchon est encore en place. L’urgence m’incite à apporter ces bouteilles à ce dîner.
A 17 heures, je commence l’ouverture de toutes les bouteilles en présence de quelques membres du groupe. Les odeurs sont prometteuses. Pour les Mouton, c’est la loterie. Je décapsule les deux aux bouchons tombés. La première paraît intacte et la seconde torréfiée. Nous pourrons boire ce vin en apéritif. J’offre la troisième au bouchon encore en place à Nicolas.
Nous allons faire une petite promenade dans les jardins des Tuileries où des sculptures assez hideuses se cachent sous les arbres. Il fait froid après des jours de canicule aussi écourtons-nous cette escapade champêtre.
La mauvaise bouteille du Château Mouton-Rothschild 1967 est expédiée rapidement. Sans être marqué d’un défaut définitif, le vin est suffisamment torréfié et dévié pour n’offrir aucun plaisir Il n’en est pas de même de l’autre, au nez absolument sans défaut, et porteur d’un charme certain. En bouche, ce vin offre à celui qui le goûte la possibilité de l’aimer ou de ne pas l’aimer. Si on s’arrête à de petits défauts, on ne l’aimera pas. Si on retient le fond de son message, on l’aimera. Et le vin récompensera les optimistes, car dès qu’apparaissent des chipolatas, tout s’assemble dans ce vin vraiment charmant.
J’ai suggéré des huîtres Gillardeau pour accompagner le champagne Dom Pérignon 1996. Ce champagne est plein de grâce. Seul, il décline de jolies notes florales, de fleurs blanches. Sa bulle est forte. Les huîtres le minéralisent. Il perd un peu de fleurs, gagne en iode, mais surtout prend une longueur spectaculaire. C’est un très grand champagne.
Le Bourgogne Hautes Côtes de Nuits blanc mis en bouteille par DRC à F. 21700 de 2007 est d’une belle jeunesse. Mais il est vraiment simple. Il va s’ouvrir dans le verre mais gardera un message assez peu complexe. Les langoustines cuites dans des petits pots de terre pour escargots sont absolument délicieuses, ignorées de la carte et réservées pour ce groupe. Pour avancer, car le programme est grand, je suggère que le premier rouge se boive sur ce plat parfumé. Le Clos Vougeot Grand Cru Le Maupertui Anne & François Gros 1994 est servi trop chaud, aussi décidons-nous que les autres rouges seront immergés quelques minutes avant leur service dans un seau d’eau fraîche sans glace. La chaleur du vin fait ressortir l’alcool mais nous sentons un beau fruité qui accompagne très bien les langoustines, les avis étant partagés sur la pertinence de l’accord. Je trouve que le vin y trouve de la longueur.
L’Echézeaux grand cru Emmanuel Rouget 2000 tire le plus grand profit d’avoir été rafraîchi. Son fruit est exemplaire. Ce vin est riche, bien fait et il me plait tout particulièrement. Il est suivi par un Echézeaux Leroy négociants 1972 dont la salinité exprime tout le charme des grands bourgognes anciens. Lequel préférer des deux ? C’est quasiment impossible de le dire même si certains s’y hasardent, car le Rouget est dans le fruit le plus pur et le plus beau et le Leroy, qui ne gagnera plus rien à vieillir plus, est à une forme aboutie de sa maturité, peut-être un peu schématique. Beaucoup dans notre groupe l’adorent.
Nous recevons une terrine de volaille et pommes de terre qui accompagne bien les vins. Le suivant est un Vosne Romanée les Suchots domaine Prieuré Roch 2001. Ce vin sans concession est controversé. Il est totalement original donnant un caractère salin de vin très ancien à un jeunot. Décoiffant, surprenant, il fait parler. J’avoue que j’aime assez cette forme originale, mais ce 2001 cherche vraiment trop à ne pas plaire. L’ami qui l’a apporté le défend bec et ongles, et je le comprends.
Le Vosne Romanée premier cru les Gaudichots domaine Forey P&F 1999 est d’une force certaine. On le sent d’une belle race et d’un bel épanouissement. Mais il n’a pas dégagé une émotion extrême, à mon palais. A l’inverse, le Vosne Romanée Les Genévrières Charles Noëllat 1969 que j’ai apporté nous transporte à des hauteurs extrêmes. Un des membres du groupe comprend pourquoi j’aime les vins anciens, car ce vin de 1969 combine la richesse d’un fruit encore présent avec la présence saline d’un vin ancien. C’est une expression aboutie du pinot noir qui est appréciée par tous.
Arrive le grand moment de la soirée, le service simultané de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1991 et La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1992. Nous aurions voulu deux Tâche les plus dissemblables que nous puissions trouver, jamais nous n’aurions réussi comme ce soir. Car la 1991 est d’un fruit insolent de jeunesse, avec une framboise qui explose dans le verre avant même que l’on puisse y porter ses lèvres, et le 1992 est dans l’expression saline du vin évolué, d’une finesse exemplaire. Au nez, c’est le 1992 qui est le gagnant. En bouche, la richesse gouleyante du fruit du 1991 est conquérante, faisant gagner ce vin, même si la finesse de structure est du côté du 1992. Nous buvons ces deux vins emblématiques avec bonheur, mais nous nous rendons compte que c’est le 1969 pour la majorité ou le 1972 pour d’autres qui captent nos suffrages. Les deux La Tâche sont belles, mais des vins plus canailles sont plus convaincants. Comment une seule année de différence peut conduire à cet écart d’évolution ? le plus rempli dans la bouteille est le 1992, qui est donc resté intact. Le 1991 a grandi pendant 19 ans au domaine sans le quitter, ce qui explique sa maturation lente. L’approche des deux est plus enrichissante que si nous n’en avions goûté qu’un.
Pour beaucoup, le Vin Jaune Château Chalon Maison Dejean de Saint-Marcel, Marcel Poux concessionnaire 1949 est le premier vin jaune vieux qu’ils goûtent. Comme ils s’extasient, je ne vais pas leur voler leur plaisir, mais ce vin très agréable d’une grande fraîcheur n’a pas toute la force qu’il devrait avoir. Il est bon, mais ce n’est pas un Château Chalon comme 1949 sait les faire. Il est quand même suffisamment bon pour que nous l’ayons asséché sous des rires joyeux.
J’ai pris force précautions pour que ces jeunes amateurs qui n’ont jamais bu de vieux champagnes acceptent et comprennent le Champagne Pommery & Gréno Brut 1964. Je retire le bouchon qui laisse échapper une belle salve de gaz embrumé. La couleur du champagne est irréellement belle. Pas l’ombre d’une trace d’ambre. La bulle est visible et court vite. Le nez est splendide et ce champagne en bouche est parfait. Il a très peu de signes d’âge, complet, citronné et fort de fruits confits. Il a aussi de la brioche. Il est grand et je crois que je tiens là le vin de la soirée.
Nous taquinons un ami qui voulait absolument que nous goûtions un vin de glace canadien pétillant de 2003, et franchement, l’humeur n’y était pas.
Ces jeunes sont des passionnés qui se sont connus sur un forum. Ils viennent d’horizons très différents et évitent les sujets qui fâchent. Comme ils boivent de bons vins, les disputes ne portent que sur l’appréciation des vins, lancées dans une atmosphère de sourire. Je suis heureux de les avoir accompagnés dans leur première ascension de La Tâche, en ayant ajouté un deuxième sommet avec l’année 1992. Nous avons parlé vin. Tous sont de sincères amateurs. J’ai passé une excellente soirée.
S’il faut faire un quarté, le mien sera : 1 – Champagne Pommery & Gréno Brut 1964, 2 – Vosne Romanée Les Genévrières Charles Noëllat 1969, 3 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1991, 4 – Echézeaux grand cru Emmanuel Rouget 2000.