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20/11/2010 – arrivée à Fukuoka et dîner au restaurant Izumi, spécialiste de fugu
Nous quittons l’hôtel de Kyoto. Un taxi dont le chauffeur a, comme tous les autres, des gants blancs, se distingue par une casquette aussi décorée que celle d’un amiral. Il nous conduit à la gare de Kyoto qui est noire de monde. On parle souvent de la décroissance démographique du Japon. A voir le nombre de collégiens qui se pressent partout et en masse à la gare, on se dit qu’il y a encore des réserves dans ce pays. Le train à grande vitesse est extrêmement silencieux et équilibré. Une jeune femme nous offre des serviettes rafraîchissantes et passe toutes les dix minutes ramasser d’éventuels déchets ou papiers d’emballages. Peut-on imaginer cela en France ?
A Fukuoka, terminal du train, la foule est aussi immense. Un "jumbo taxi", car Tomo a prévu large pour nos bagages, nous attend avec une ponctualité très japonaise. Tomo a une faculté pour engager la conversation avec tous les chauffeurs que nous avons utilisés qui est assez remarquable. Il lui demande des précisions sur les programmes de combats de Sumo auxquels nous assisterons demain.
Nous arrivons à l’hôtel Grand Park Hyatt de Fukuoka qui est une ruche invraisemblable. Il faut dire que l’hôtel est accolé à un gigantesque centre commercial. Le contraste avec notre hôtel champêtre de Kyoto est saisissant. On retrouve dans cet hôtel l’accueil très international bien rodé. En fait, pas tant que ça. Car nos amis ont changé de chambre après avoir constaté que la leur était sale, et notre chambre n’a pas été préparée pour la nuit, comme cela se pratique normalement dans ce type d’hôtel.
Nous nous rendons à pied au restaurant Izumi, spécialiste du poisson Fugu, le poisson globe. Après avoir enlevé nos chaussures, nous sommes dirigés vers une petite salle carrée où une table basse pour quatre personnes nous attend. Sur un des côtés de la pièce, une pivoine et un panneau mural avec un geai posé sur un ginkgo. Evidemment, après la spectaculaire salle du restaurant Kitcho, celle-ci fait un peu chiche. Il eut fallu inverser l’ordre de visite à ces deux restaurants.
Le menu que nous allons prendre est une exploration du poisson Fugu. Nous commençons par une gelée de la peau du poisson au goût plus agréable que ce que j’imaginais. Ensuite, une immense assiette comporte des morceaux de peau depuis la surface jusqu’aux parties les plus profondes du derme et de fines tranches de la viande du poisson. C’est surtout sur cette chair que je vais me concentrer, en l’associant soit à du sel, ce qui révèle la vraie saveur du poisson, soit à une sauce au soja et aux herbes avec un peu de piment. Lorsque l’on mange avec cette herbe, c’est surtout elle que l’on ressent. Elle va nous accompagner tout au long du parcours, créant une certaine monotonie. Nous buvons une bière pression légère de bon goût qui sera complétée par un saké froid fort agréable.
C’est ensuite la laitance du Fugu qui nous est proposée. Je ne suis pas un grand amateur de laitance mais celle-ci est très comestible, dans des saveurs crémeuses. Nous poursuivons avec des morceaux de chair frits qui sont délicieux. On nous présente un saké à la laitance de Fugu. J’ai un peu de mal. Mais lorsqu’arrive le saké dans lequel trempent les deux nageoires latérales du Fugu, là, je cale. Viennent alors des morceaux de viande de Fugu marinées avec du tofu puis une assiette de légumes avec du riz en pâte ayant la consistance de la fondue savoyarde. Le final est un délicieux risotto de fugu. Le dessert est du kaki jeune, à la consistance ferme.
La maîtresse des lieux qui est venue plusieurs fois nous saluer nous fait visiter la cuisine. Dans un petit aquarium nagent deux petits fugus. Ce dîner centré sur le fugu, poisson qui peut être mortel, est une expérience qu’il fallait faire, car c’est un moment rare. Mais force est de reconnaître que la fadeur des chairs et la répétitivité de la sauce ne créent pas une immense émotion. L’important est de pouvoir dire comme les soldats napoléoniens : "j’y étais".
En rentrant, le centre commercial qui jouxte l’hôtel est envahi par des teenagers et des petits enfants, attirés par les lumières et les évocations de Noël. Ce pays est toujours en mouvement.
21/11/2010 – sumo et Hiramatsu
Le lendemain matin est consacré au repos. Car ce soir, nous allons au restaurant Hiramatsu Fukuoka, où nous boirons deux vins que j’ai apportés. Il faut être en pleine forme.
A 15h30, nous partons vers le lieu où se déroule l’un des six grands tournois annuels de sumo. Nous assisterons au huitième jour de cette compétition des meilleurs sumos qui dure deux semaines. Un événement de portée nationale s’est produit il y a deux jours. Le seul Yokozuna, le plus haut gradé dans la hiérarchie, du nom de Hakuho, a cassé une série de 63 combats gagnés à la suite, qui le rapprochait du record historique de 69 victoires successives établi il y a 72 ans. Ce lutteur fera le combat final de notre après-midi.
Lorsque Canal + retransmettait les combats de sumo il y a quelques années, je les regardais avec bonheur, car la dimension rituelle de ces combats de courte durée est fascinante. Aussi, quand avec Tomo et Akiko nous avons réglé les dates du voyage, les feuilles d’automne à Kyoto et les dates de la compétition à Fukuoka ont été déterminantes. Il fallait absolument que nous voyions ces combats "en vrai". C’est fait, et nous nageons dans le bonheur. Car l’atmosphère créée par une foule fervente, qui pique-nique sur place en famille y compris avec les tout-petits est quelque chose d’unique. Et voir les à-côtés des rites est d’un grand intérêt. C’est un intense moment de bonheur que nous venons de vivre.
Nous prenons un taxi qui nous conduit au restaurant Hiramatsu Fukuoka. Il est situé au 6ème étage d’un immeuble où rien n’indique qu’il y aurait un restaurant de cette qualité. A l’étage, les vitrines qui précèdent la porte d’entrée annoncent un luxe certain. Un magnum de Pétrus 1953, un magnum de Clos Sainte-Hune dans des vitrines, cela annonce du grand. Une fois la porte passée, on découvre une décoration art nouveau un peu lourdaude. Notre table est joliment installée, et la richesse raffinée de la vaisselle compense la lourdeur de l’art nouveau, "à la" Pierre Cardin.
Maniaque comme je suis, je mets la pression sur le sommelier qui a ouvert deux heures avant notre arrivée les vins que j’ai fait livrer il y a six jours. Le vin blanc est fermé d’un bouchon neutre, et quand je le sens, il est évident que le bouchon neutre laisse des traces. C’est en fait Tomo qui a demandé que mon vin soit rebouché.
Nous choisissons nos menus, puisqu’ici il n’y a pas de commande à la carte. Mais on peut modifier les plats du menu. Nous choisissons et mon choix est celui du menu dégustation, avec une entrée modifiée, ce qui donne ceci : amuse-bouche / foie gras de canard au chou frisé, jus de truffe / feuilleté de homard aux parfums de truffes, jus d’estragon / noisettes de chevreuil, sauce grand-veneur, pommes acidulées et gnocchis de marron à la vanille / tarte fine aux pommes, crème glacée à la cannelle. Disons-le tout de suite, ce fut un régal et un festival de justesse de sauces.
Lorsque le sommelier qui ne parle ni français ni anglais me sert le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1990, je sens que quelque chose ne va pas. Il y a le bouchon neutre qui a marqué le nez du vin, mais il y a aussi une acidité fâcheuse. Tout ceci est lié au fait que le vin est trop chaud. Dès qu’il est frappé et atteint sa température optimale, comme par miracle tout s’organise et le vin, dont le nez était agréable, trouve enfin sa vraie définition. Ce vin est riche équilibré, et avec la sauce à la truffe du foie gras, forme un accord diabolique. A ce stade, le plat est plus miraculeux que le vin. Sur le feuilleté de homard, la proportion s’inverse, et c’est le Corton-Charlemagne qui prend le dessus, aidé par la subtilité de l’estragon. Nous buvons un grand Corton-Charlemagne, fruité, goûteux, de grande richesse. Il faut savoir que la fenêtre d’excellence des températures de service possibles est extrêmement étroite.
Nous n’avons pas cet embarras avec la Côte Rôtie La Mouline Guigal 1990 qui affiche une perfection inaltérable. Tout en lui est parfait et indestructible. Nous pourrions organiser des tremblements de terre et des tsunamis, ce vin resterait égal à lui-même : parfait. Son parfum est envahissant, riche et capiteux. En bouche, on sait qu’on a touché le jackpot, le vin qui jongle avec les 100 points Parker les doigts dans le nez. Rien dans ce vin n’est autre que de la perfection. Sur le plat de chevreuil, il faut absolument simplifier pour le vin, et seule la noisette de chevreuil convient. Comme il reste du vin, un peu de fromage me permet de goûter la lie, qui, contrairement à des milliers d’expériences contraires, affadit un peu le vin.
Il ne fait pas de doute qu’Hiramatsu a trouvé la martingale en ce qui concerne les sauces. Nous sommes dans un pur ravissement culinaire. Les vins ont brillé et malgré le fait que ce sont les miens, je dirais que la cuisine a brillé plus que les vins, pourtant au sommet de leur art.
C’est une magnifique expérience que nous plaçons au dessus de notre dîner au restaurant de Joël Robuchon, malgré une dextérité nettement plus grande du côté du trois étoiles. Hiramatsu sait viser juste. Autant le lui reconnaître.
22/11/2010 – retour à Tokyo et restaurant de tempuras
Il nous faut une nouvelle fois faire nos valises car nous repartons à Tokyo, cette fois en avion. Tomo et Akiko nous ont réservé des places en première classe, ce qui est une attention charmante. Le service de Japan Air Lines est souriant et attentif. Ce qui frappe dans les deux aéroports de Fukuoka et de Tokyo, c’est la propreté immaculée des lieux. Je ne peux m’empêcher de penser à l’époque où, dans mon entreprise il y a plus de vingt ans, nous avons lancé la démarche vers la qualité totale. Il n’y a pas de qualité totale sans propreté totale, et nous avons réalisé des prouesses qui eussent été inimaginables quelques années auparavant. La propreté totale, la politesse et la gentillesse sont des conditions du succès. Et l’on se dit que l’entreprise France ferait bien de se réveiller sur ce sujet. Accepter la saleté de notre pays, les tags et les impolitesses sont des symptômes imparables de notre déclin.
Par ailleurs au Japon, tout est fait pour résoudre les problèmes de circulation par l’investissement. Et la fluidité profite à l’efficacité des entreprises. Il n’y a qu’à Paris que l’on fait tout pour bloquer le système de circulation. Il faudra bien un jour que la France, au lieu de pérorer, épouse son siècle.
Nous retrouvons l’hôtel Park Hyatt de Tokyo au service efficace qui contraste avec celui mal dirigé du Grand Park Hyatt de Fukuoka. La journée est consacrée au repos et à 18h30, nous partons pour le restaurant Kondo, spécialiste des tempuras, et doté de deux étoiles Michelin. Il est situé au neuvième étage d’un immeuble, dans un quartier chic et animé.
Il y a plusieurs salles et nous entrons dans une salle où dix places sur un comptoir entourent le lieu de confection des tempuras. Deux jeunes cuisiniers sont face à nous. L’un fait les découpes et préparations d’aliments et l’autre gère les cuissons.
Le premier découpe des langoustines vivantes, et la tête continue de bouger ses petites pattes longtemps après avoir été séparée de la queue. Aussi quand nous commençons le premier service de deux têtes de langoustines à croquer, on ne peut que se souvenir qu’elles bougeaient encore il y a deux minutes. Tous les plats étant en tempura, je ne le citerai pas à chaque fois. Les têtes de langoustines sont délicieusement croquantes. Ce sont ensuite deux services de queues de langoustines, l’une que l’on prend avec du sel et l’autre avec une sauce au soja agrémenté d’autres saveurs. J’ai rapidement abandonné cette sauce pour capter la pureté des mets en tempura. Mon repas s’est fait surtout avec une bière pression et une bière bouteille plus corsée. De temps à autre, j’ai lapé un petit bol de saké.
Le service suivant est une asperge verte bien croquante. Puis une châtaigne, des oursins enveloppés dans une feuille verte délicieuse, plat que j’ai considéré comme un enchantement, comme les queues de langoustines. Nous poursuivons avec le chapeau d’un champignon assez sombre, avec un poisson qui ressemble à un lieu, des fruits de ginkgo qui mettent en valeur le saké peu agréable à mon goût, une huître, un légume qui ressemble à un artichaut albinos, un imposant ormeau, et nous finissons par une patate douce qui a été cuite entière, puis partagée en quatre pour nous.
Pour comparer avec les tempuras de ma femme, j’ai demandé qu’on me prépare un oignon. Il n’est pas préparé en rondelles mais entier. Le goût est d’une précision extrême. Le repas se finit sur une assiette de mangues.
Il faudrait filmer les gens qui mangent, car nombreux sont ceux qui mangent trop chaud, se brûlent la bouche et se contorsionnent en levant leur main pour cacher leur bouche ouverte comme un "o".
Cette expérience de tempuras de haute qualité est unique. Quelques saveurs sont remarquables. Donnerait-on en France deux étoiles à un restaurant qui fait s’asseoir les convives le long d’un comptoir sur des tabourets, la question mérite d’être posée.
23/11 – musée et hélicoptère
Le lendemain est jour férié au Japon et c’est drôle de noter que Tomo et Akiko ne savent pas très bien pourquoi ce jour est férié. Il faut choisir des activités où il n’y aura pas de foules immenses. Tomo lance l’idée de survoler Tokyo en hélicoptère. Quelle idée excitante ! Mais il y du vent et de la pluie, aussi d’heure en heure nous devons appeler pour savoir si les vols seront autorisés. Comme cela paraît peu probable nous décidons d’aller visiter le musée Nezu, où une exposition démarre aujourd’hui de peintures des 15 ème, 16 ème et 17 ème siècles de scènes de la vie quotidienne de personnages célèbres mais aussi de simple villageois. Nous arrivons devant une petite bâtisse très joliment architecturée. Les peintures de la vie quotidienne sont un témoignage unique des mœurs de ces périodes. Il y a des scènes de chasse, de pêche, de vie familiale, de célébrations. Il y a aussi des épisodes de la vie de nobles personnes, de courtisane célèbres, des scènes de musique et de danse. Toutes ces évocations sont faites sur des paravents peints ou des rouleaux de papiers. Il y a aussi des peintures sur soie.
Dans les acquis permanents du musée il y a des bronzes chinois absolument magnifiques des 11ème et 12ème siècles avant Jésus-Christ et une collection d’objets du 16ème siècle, destinés aux cérémonies du thé de fin d’année. Nous poursuivons par la visite du jardin qui est d’une rare délicatesse. On chemine sur d’étroits sentiers qui donnent l’impression d’être dans une forêt profonde. Plusieurs petites bâtisses en bois peuvent être réservées pour le cérémonial du thé à la japonaise. Nous voyons plusieurs d’entre elles occupées par des femmes en kimonos qui pénètrent dans la maison en passant à travers une minuscule ouverture. Cette visite est particulièrement enrichissante. Nous hésitons sur ce que nous allons faire ensuite quand arrive un appel téléphonique : la voie des airs est libre.
Nous nous précipitons au Mori Building City Air Services. De jolies hôtesses nous accueillent. Nous suivons de longs couloirs pour aller à la salle d’attente, et au croisement de deux couloirs il y a une marche à franchir ou une petite pente permet aux chaises roulantes de monter. Une des hôtesses se penche presque jusqu’au sol pour indiquer de faire attention à la marche.
Nous attendons pendant une heure en regardant des films pris d’hélicoptères de plusieurs pays du monde. On nous offre une coupe de Champagne Boizel qui ne laissera pas une trace indélébile dans ma mémoire et notre tour vient enfin. Dans le fameux croisement l’hôtesse s’est courbée à nouveau, cette fois-ci par politesse, et quand on veut lui rendre sa politesse, on tourne le dos à la marche, puisque la regarder détourne l’attention. Je manque trébucher en ratant la marche. Nous continuons à marcher et pour indiquer à quel point la position de l’hôtesse était stupide puisqu’elle détourne l’attention de l’obstacle, je tourne mon bras pour montrer l’endroit et je cogne la pauvre hôtesse d’un direct du gauche à la Tyson, au moment où elle courait pour nous rejoindre. Elle est presque groggy et tout le monde éclate de rire de ma double maladresse. Je gratifierai au retour cette charmante hôtesse d’un baiser sur le front pour me faire pardonner de l’avoir si fortement heurtée.
Nous montons sur le toit de l’immeuble où un large cercle orange sur fond vert est dessiné. Loin dans le ciel une lumière sur un point noir annonce l’arrivée de l’hélicoptère. Nous prenons place dans l’hélicoptère pour environ 30 minutes d’un double tour circulaire de la ville. Par un hasard horaire intéressant, le premier tour sera fait de jour et le deuxième de nuit. J’ai mitraillé le ciel avec mon appareil photo. Cette ville immense offre des perspectives extrêmement variées. C’est une visite qu’il fallait absolument faire.
Les hôtesses nous attendaient avec de larges sourires. C’est alors que j’ai donné le baiser sur le front qui a fait rire tout le monde. En rentrant à l’hôtel, nous avions le sentiment d’avoir passé des moments merveilleux, au musée et au dessus de la ville.
23/11 – dîner au restaurant Kozue de l’hôtel Park Hyatt avec de grands vins
A 19h30, nous descendons au 40ème étage de l’hôtel Park Hyatt au restaurant Kozue. Si j’ai bien compris, Kozue veut dire branche, comme celle de l’arbre de Judée dont le mauve irradie le dessus de notre table. La décoration d’un restaurant d’hôtel est toujours assez conventionnelle, mais ici, ce sont les éclairages qui vont la rendre extrêmement chaleureuse. La cuisine traditionnelle japonaise va accompagner deux vins apportés par Tomo.
Le premier est un Chevalier Montrachet Grand Cru Domaine d’Auvenay Lalou Bize-Leroy 1998. Le bouchon est tellement long que le directeur de salle a du mal à l’extirper. Le vin a un nez assez extraordinaire, marqué par le fumé et par la profondeur. La bouteille a le numéro 386 sur 582 bouteilles faites.
L’entrée consiste en plusieurs éléments dont du maquereau fumé avec du riz, une petite pâtisserie assez sucrée, un carré d’œufs de poissons pressés, une châtaigne, une pâte d’œufs de bonite accompagnant une poutargue et un petit tronçon d’asperge. C’est surtout avec la poutargue et les œufs de poisson que le Chevalier Montrachet va révéler sa structure. Le vin est surtout fumé. Il est profond, d’une rare densité, mais il manque un peu d’étoffe. Des algues marines iodées à la limite du possible arrivent à faire vibrer le vin délicieux.
Les sashimis qui suivent sont extraordinaires, et le vin brille comme jamais. Il y a du thon cru, une langoustine crue qui étonne par son caractère sucré, du turbot cru et une algue pressée que je ne toucherai pas car elle paraît assez violente. C’est avec le turbot magistral que le vin blanc prend un essor unique, fondé sur la profondeur de sa trame qui répond à celle du turbot, alors que le thon plus gras excite beaucoup moins le vin.
Comme il reste du vin blanc, je demande un peu de riz juste cuit. Ce riz très pur avec la sauce de soja tire des dernières gouttes du vin blanc son chant le plus beau.
Nous allons maintenant passer au "shabu-shabu" qui consiste à tremper de fines tranches crues de bœuf Wagyu dans une soupe où des champignons puis des légumes vont conditionner le goût. On trempe en faisant des allers et retours qui font shabu-shabu. Sur ce plat, nous buvons un Bonnes Mares Grand cru Domaine Georges Roumier 2001. Le nez de ce vin est impressionnant de présence. En bouche, le vin est fin, subtil comme les meilleurs bourgognes, mais il fait un peu "osseux", manquant un peu de rondeur et d’étoffe. Mais, nul besoin de le dire, c’est un très grand vin. Les tranches de Wagyu, roses quand elles sont crues, foncent avec le passage dans la soupe bouillante. Elles prennent un goût de noix prononcé qui met en valeur ce vin rouge de première grandeur. L’accord est saisissant de pertinence.
Nous faisons une pause avec quelques légumes cuits dans la soupe et une nouvelle assiette de Wagyu apparaît sur la table. Je finirai le vin avec des tranches de Wagyu posées sur une nouvelle coupe de riz. Ce moment est unique.
Une tranche de melon vert avec une glace à la vanille mettent un point final à un dîner qui nous a éblouis. Jamais dans un restaurant d’hôtel nous n’attendrions un service d’une telle qualité, avec des produits aussi exceptionnels. Comme nous y avons ajouté des vins rares, il est normal que nous ayons été conquis. Ce repas est l’un des quatre plus grands de notre séjour.
24/11 – journée repos à Tokyo et dîner à l’hôtel Park Hyatt
Le lendemain fut rude. Car cela fait dix jours que nous festoyons, aussi le gras de la viande de Wagyu n’a pas été apprécié par mon organisme. Pendant que les femmes font du shopping, je reste dans mes quartiers, n’échappant que pour un massage Shiatsu très tonique.
Nous nous retrouvons tous les quatre pour le dernier dîner au 52ème et dernier étage de l’hôtel Park Hyatt. La salle est sombre, ce qui garantit l’intimité et haute de plafond, sans doute de plus de six mètres, ce qui permet aux fumeurs de ne pas s’expatrier. C’est la même chanteuse que celle du bar où nous avions siroté un whisky le premier jour qui égrène ses chansons. Compte tenu de l’acoustique du lieu, ce qui est bon pour le bar ne l’est pas pour le restaurant. Le vin blanc que j’ai prévu n’a pas été mis au frais. Je mets une pression extrême sur toute l’équipe, mais l’oriental sait résister à la pression de l’occidental. Entre le moment où j’ai demandé que l’on mette instantanément mon vin dans un seau à glace et le moment où ce fut fait, mille civilisations sumériennes auraient eu le temps de se succéder. Le Corton Charlemagne J.F. Coche-Dury 2003 que l’on me fait goûter, même horriblement chaud (horriblement veut dire : un peu, mais je suis en plein stress), est d’une insolente perfection. Nous commandons à la carte aussi aurons-nous des plats différents. Mon repas est : pan seard Sanriku scallops, chorizo, roasted peppers, tomatoes, chick peas / Kobe beef selection / Vanilla ice cream.
Le vin blanc est une pure merveille. Il a la puissance et la légèreté, la force et l’élégance. C’est extrêmement rare de voir un vin qui combine aussi bien le passage en force avec un discours courtois. Il va sans dire que ce vin sera, dans notre voyage japonais, le premier et de loin. Ce vin est l’image de la perfection faite de sensibilité. Il est divin sur les coquilles Saint-Jacques et s’adapte très bien au chorizo fort épicé. Le vin ayant trouvé sa température est impérial et l’expression qui lui conviendrait le mieux est : main de fer dans un gant de velours, tant il sait combiner puissance et finesse. Un tel vin est stratosphérique, et nous le placerons au dessus de la Mouline 1990 que nous avions classée première jusqu’alors.
Pour l’instant magique du bœuf de Kobe, qui est une entrecôte, Tomo l’a pris en tartare, malheureusement trop épicé, et je l’ai pris grillé. L’accord de la viande grillée, au goût de noisette, avec le Corton Charlemagne, est à s’évanouir de plaisir. C’est encore mieux qu’avec la coquille Saint-Jacques.
Tomo a apporté une Romanée-Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 2001. Le nez est élégant, et représente élégamment les vins du domaine. Mais en bouche le vin est serré, coincé, avec une légère astringence qui donne un goût de vieux bois combiné à de la minéralité. Bien sûr, il y a la vibration que nous aimons des vins du domaine, mais ce n’est pas ça. Nous avons un vin au beau nez, agréable témoignage du domaine, mais qui est trop timide et coincé pour nous plaire. Des pommes frites lui conviennent mais la messe est dite.
Ce repas marqué par une viande de Kobe d’une extrême qualité, fondante, grasse, au goût de noisette et d’amande, mais surtout par un Corton Charlemagne diabolique, probablement l’un des meilleurs qu’il m’ait été donné de boire, et Dieu sait que j’en ai bus, est dans noter voyage le moins original des repas. La viande de Kobe, d’une grâce unique, ne suffit pas à peser dans la balance.
Demain nous partons en France après un merveilleux voyage, fait de mille découvertes. Un petit pincement au cœur apparaît forcément lorsqu’on sait que grâce à l’amitié d’amateurs japonais, nous avons pu vivre des moments inoubliables.