Déjeuner au restaurant Taillevent avec le monde de la Finance, qui n’exclut pas, loin s’en faut, l’amour de l’excellence et de l’art, sous toutes ses formes. D’un côté un collectionneur de voitures rares, de l’autre l’amour de la littérature, de la poésie et des vieilles pierres. Choisir un vin en cave qui convienne à ce repas, c’est comme choisir une cravate pour un événement particulier, j’aime y ajouter un lien et une note d’extravagance. Quand je vais en cave, je suis comme le sourcier qui promène sa baguette de coudrier. Je me promène, je hume l’atmosphère, une bouteille me tend les bras, je la saisis. Lecteur, vous qui me suivez depuis 660 bulletins, n’ayez pas peur, je suis lucide, mais j’aime le hasard qui guide mon geste pour choisir un vin. S’il n’y avait pas ce facteur d’incertitude, chère à Heisenberg, qui permet de construire une histoire, la vie aurait moins de sel.
Nous nous retrouvons à trois au restaurant Taillevent et j’ai eu le temps d’ouvrir ma bouteille avant l’arrivée de mes convives, tous deux habitués de mes dîners et du Taillevent. Le menu sera : huîtres tièdes riesling et cresson / noix de coquilles Saint-Jacques beurre salé, pomme reinette et cidre / fromage / équilibre noisettes et mandarines.
L’apéritif se prend avec un Champagne Amour de Deutz 2002. S’il est un vin qui porte bien son nom, c’est celui-ci. Isabelle d’Orléans et Bragance, Comtesse de Paris, avait écrit un livre, « Tout m’est bonheur ». Deutz pourrait écrire le sien, en paraphrasant, en l’intitulant « Tout m’est Amour », car ce champagne porte bien son nom. Gracile, fluide, léger, romantique il se boit avec une extrême fluidité. Sur les gougères, il est parfait, car les gougères ont le talent d’exhausser ses complexités. On ne peut pas dire que l’on est dans l’aristocratie des champagnes complexes, mais on est à l’acmé du plaisir, avec des myriades de douces saveurs tintinnabulées. Un amuse-bouche fait de hareng et de tarama, le même qu’il y a peu de jours, excite bien ce champagne tout en grâce.
A l’ouverture, le Corton Charlemagne Rapet Père & Fils 1957 avait un manque de netteté dans son parfum, et un vigneron prudent aurait dit : « faut voir ». C’est donc avec incertitude que je porte mon nez au verre qui m’est servi. Instantanément, je sens que les odeurs incertaines ont disparu. Elles font place à un bouquet miraculeux. Il y a à la fois des fleurs de printemps, des fruits frais et des fruits confits. En bouche ce vin, dont je n’attendais rien de plus que le plaisir de la découverte, délivre une onde de complexités quasiment irréelles au point que je serais bien incapable de distinguer tous les fruits roses et rouges, jaunes et bruns qui composent sa palette. La longueur n’est pas extrême, mais la complexité immédiate transcenderait beaucoup de vins plus capés. Il n’y a pas d’évolution ou de sur maturité, il n’y a que de la joie de vivre, où les fruits innombrables se mêlent dans une profusion infinie. La coquille Saint-Jacques est très bonne, mais la crème qui l’accompagne n’est pas l’amie du vin alors que la chair seule serait divine.
Le vin appelle le plateau de fromages et avec des chèvres dont un fumé, le vin s’exprime au-delà de toute attente. Voilà un vin dont je ne sais pour quelle raison il a rejoint ma cave, d’une année fluctuante, qui brille bien au-delà de vins de plus hautes lignées. Quel bonheur.
Le dessert délicieux est l’ami des vins. Il accompagne un Champagne Substance Jacques Selosse dégorgé en avril 2009 qui est lui aussi à un sommet. Racé, claquant comme un fouet, il occupe l’espace, conquérant comme Gérard Philippe dans Fanfan la Tulipe ou Alexandre Nevski face aux chevaliers teutoniques. Il est vineux, trace sa route sans oublier d’être charmeur. On dit « voir Naples et mourir ». Il n’est pas nécessaire de mourir après avoir bu ce Selosse, mais il est bon de l’avoir bu.
Les déjeuners réussis se mesurent lorsque l’envie de recommencer devient impérieuse. Ce fut le cas.