Un artisan aux mille talents est devenu au fil des ans presque un ami. Il passe à la maison le jour de mon anniversaire. Sans lui signaler que cette date est particulière, j’ouvre un Champagne Krug Grande Cuvée qui me fait extrêmement plaisir, car acheté il y a environ un an, il est déjà agréable à boire alors que la Grande Cuvée nécessite toujours quelques années de plus en cave pour atteindre le charme qui fait sa renommée. Il a une belle personnalité, non encore typée mais sensible, avec un léger fumé et des fruits jaunes d’or. Sur du foie gras que l’on tartine, c’est un casse-croûte impromptu fort plaisant. Ce champagne se boit avec facilité et glisse bien en bouche.
Nous nous rendons dans la maison de campagne de ma fille cadette, à l’orée de la forêt de Fontainebleau. Il fait depuis trois semaines un temps estival qui rend obsolète le conseil de nos ancêtres : « en avril ne te découvre pas d’un fil ». Les chants des oiseaux occupent l’espace sonore et le soir au coucher du soleil, j’ai pu profiter d’un spectacle que je n’avais jamais revu depuis un demi-siècle. Quand j’étais gamin, ma mère nous faisait rentrer à la maison lorsqu’arrivait un nuage de hannetons, car ils s’accrochaient dans les cheveux. Ce soir, ils sont plus petits, volent à plus haute altitude, et de beaux souvenirs d’enfance me reviennent.
Le Champagne Henriot 1996 est d’un bel or déjà ambré. Le nez est joyeux, la bulle est fringante et en bouche le premier étonnement vient de son évolution. On lui donnerait facilement quinze ans de plus. Ce champagne est follement agréable, joyeux, plein, avec de jolis fruits dorés par le soleil. J’adore les champagnes qui gardent leur jeunesse tout en commençant à devenir des champagnes anciens. Il y a deux clans, ceux qui comme moi goûtent des tranches de saucisson avec le champagne, nommons-les les prolétaires, et ceux qui, comme mon gendre et mon épouse goûtent un délicieux foie gras, nommons-les des gens « de la haute ». Par un réflexe républicain rassembleur, je décide de tartiner du foie gras sur une tranche de saucisson. Cette réconciliation sociale va-t-elle réussir ? J’en avais l’intuition et le résultat est au dessus de toute espérance. Le foie gras est sublimé par le saucisson dont le goût se fait plus discret, plus modeste, alors que le foie gras gagne nettement en saveur. Je laisse à chacun faire les interprétations politico-sociales de cette expérience qui peut être facilement refaite. Elle est convaincante. Inutile de dire que le champagne accompagne ces expériences avec une pertinence remarquable.
Mon gendre ouvre le Champagne Bollinger Grande Année 2002 qui est une bombe. Il est d’une puissance, d’une virilité qui s’impose au palais. Incroyable à quel point il est tendu, attaquant, envahisseur. C’est un très grand champagne qui ira loin. On note une petite note d’évolution fort agréable vers un peu de fumé, mais c’est surtout son aspect vineux conquérant qui n’exclut pas les fruits jaunes qui marque une trace indélébile. Nous l’essayons avec des sardines de 2007 et si la sardine est délicieuse, elle ne crée pas de réel accord.
Lorsque j’avais ouvert le Château Haut-Brion blanc 1990 de mon gendre, j’avais eu peur d’un parfum beaucoup trop discret. Heureusement les choses se sont arrangées et le vin est glorieux, le plus grand des vins blancs secs de Bordeaux. Avec le risotto aux copeaux de truffe noire, le blanc trouve un propulseur dans le riz. Mais peu à peu apparaît une fatigue qui tient à la bouteille qui a probablement connu un stockage avec des variations de température. Le vin est grand et mon gendre l’apprécie. Mais il n’est pas aussi flamboyant que ce qu’il pourrait être.
Nous allons connaître la situation inverse avec le Pétrus 1974 en demi-bouteille dont il est à signaler que la capsule rouge sur laquelle est dessiné le château à trois tours pointues porte la mention « Château Pétrus ». Ce vin au parfum envoûtant et à la couleur noire est d’un velouté extraordinaire. Il est impossible de dire que ce vin n’est pas d’une grande année, tant il représente la force d’expression d’un grand Pétrus. Les évocations de truffe sont présentes, mais c’est le velouté qui est le plus impressionnant ainsi qu’une trace en bouche indélébile.
Le deuxième pomerol que j’ai apporté, avec l’espoir d’une belle prestation, est Château la Conseillante 1989. Sachant ce que Pétrus donne sur ce millésime, j’attendais que La Conseillante fasse un tabac. Hélas, même si le vin est bon, il n’est que l’ombre de ce que j’imaginais. Il a des arômes de truffe délicieux, mais il fait torréfié. J’avais ce vin en cave depuis plus de quinze ans aussi suis-je déçu d’une prestation qui n’est pas suffisante. Le vin est bon, et ma femme adore son parfum. Mais il fait scolaire et limité. Alors, bouteille ou non ? Il faudra l’essayer à nouveau.
Les deux pomerols sont goûtés sur un agneau cuit plus de dix heures à basse température. Les deux ont bien réagi à cette viande goûteuse et fondante, le Pétrus étant sublimé.
Sur la rituelle Reine de Saba de mon épouse, un Rivesaltes Domaine Puig-Parahy 1989 a apporté sa touche de charme fait de griottes et de pruneaux pour un final délicat.
Le classement des vins de ce dîner est : 1 – Pétrus 1974, 2 – Bollinger Grande Année 2002, 3 – Henriot 1996, 4 – Haut-Brion blanc 1990. Les deux premiers se sont révélés au dessus de mes attentes, le plus triste étant La Conseillante 1989. Ce repas familial à la campagne fut un grand plaisir.