Dom Pérignon a organisé aux Crayères à Reims un dîner complètement fou, où le marketing côtoie la grande sincérité. Sur le carton d’invitation, noir calligraphié d’argent comme les étiquettes des Dom Pérignon Œnothèque, un libellé sibyllin « avant-première de l’expérience IV.VIII.XVI » et une annonce intrigante : « accueil 21h15, dîner 22h00 précises ». Dom Pérignon serait passé à l’heure espagnole ?
Lorsque j’avais demandé à Richard Geoffroy, chef de cave de Dom Pérignon, de quoi il retourne, j’ai compris que c’était secret. Lorsque j’ai croisé Philippe Jamesse le brillantissime sommelier des Crayères, je lui ai demandé de voir la salle du dîner. A ses sauts en l’air j’ai compris que c’était « Secret Défense ».
Nous sommes plusieurs logés sur place et ma chambre « Impératrice Eugénie » m’a rappelé l’hôtel du Palais à Biarritz où j’ai passé en famille tant d’étés. La chambre est superbe avec sa belle terrasse donnant sur le parc et le service est irréprochable.
Un peu avant l’heure prévue, tout le monde se retrouve au bar et, chose étrange, seule l’eau minérale est admise. Il y a la fine fleur de ceux qui écrivent sur le vin, plus quelques amis de Richard Geoffroy. Hervé Fort, directeur général du domaine les Crayères nous fait un speech de bienvenue très long, et qui sent la communication à plein nez. Mais c’est son rôle. A ses côtés Richard Geoffroy et Philippe Jamesse sont comme deux gamins enthousiastes à qui on donne enfin l’occasion de réaliser leur projet. Ils sont amusants, car d’un côté, ils veulent garder le mystère, mais de l’autre, ils ont tellement envie de tout dire.
En fait l’idée est née des constatations de Philippe Jamesse. Le champagne Dom Pérignon a des saveurs et des arômes qui évoluent grandement en fonction de la température, et chaque degré de plus change le goût. Or un champagne dans le verre va passer de 8° à 16° en une demi-heure. Comment arrêter le temps ? L’idée est que ce gain de 8° se fasse en deux heures au lieu d’une demi-heure, et qu’un repas soit organisé avec des plats qui correspondent exactement aux saveurs de chaque degré gagné. Le principe était né. Il s’en est ouvert à Richard Geoffroy qui a l’âme d’un chercheur et qui a mordu à l’idée. Pendant dix-huit mois, Philippe, avec son chronomètre et son thermomètre a mesuré les évolutions et les saveurs, et avec Philippe Mille le jeune chef des Crayères, ils ont élaboré un menu spécifiquement calé sur chaque degré de réchauffement du Dom Pérignon.
Le principe est donné, passons à table. Dans la grande salle du restaurant, une longue table accueille les 25 participants. Devant chaque place, un pupitre comme une demie boîte accueille quatre grands verres conçus par Philippe Jamesse. Les panneaux de la boîte sont réfrigérants, et le support sur lequel sont posés les verres est éclairé pour mettre en valeur la beauté de la couleur du champagne. Sur chaque verre deux chiffres romains sont inscrits. On va de gauche à droite de un à quatre, puis de droite à gauche de cinq à huit. Un sommelier verse dans chacun des verres 18 cl de Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1996 dégorgé en 2008, dont Richard dit que ce millésime est « fait par le vent », et nous devrons boire 9 cl, c’est-à-dire la moitié de chaque verre, de un à quatre puis au retour de cinq à huit, ce qui fait que nous commencerons à boire dans le verre de gauche et finirons par celui-ci. Un petit cahier qui nous est remis explique de façon remarquable le processus, ainsi que les plats qui accompagnent chaque degré du vin.
Par curiosité, nous nous sommes prêtés de bonne grâce à cette expérience, illuminée par la démarche brillante de Philippe Jamesse initiateur de l’idée, par l’imagination de Richard Geoffroy et par le talent exceptionnel de Philippe Mille. Et nous avons pu constater que la température du champagne monte extrêmement lentement, d’un degré par quart d’heure, que le goût du champagne évolue à chaque degré et que les accords prévus pour chaque phase sont d’une pertinence et d’une élégance absolues.
Quand ma voisine a demandé à Philippe Jamesse le pourquoi de la référence aux quartiers de la lune pour chaque phase de dégustation et pourquoi ces dîners ne se feraient que les jours de pleine lune, il m’a semblé que cela tenait un peu de la poudre de perlimpinpin médiatique, mais je suis prêt à admettre que je suis un hérétique.
Voici les plats aux titres interminables qui accompagnent chaque degré de température du champagne que j’indique en tête de plat avec l’amusante phase de lune qui lui est associée, avec un petit commentaire entre parenthèses.
8° nouvelle lune : tartare d’huîtres de chez David Hervé, salicornes Cress juste concassées, granité d’eau de mer filtrée, feuilles d’huîtres végétales et fleur de bourrache (plat délicieux, accord parfait, car le Dom Pérignon froid et l’iode, ça fonctionne).
9° premier croissant : langoustines de Guilvinec mi-cuites marinées à la menthe blanche, faisselle de la forêt d’Argonne au thym citron, melba de pain de mie croquant, copeaux de champignons de Paris (l’écart de 1° transforme le champagne. L’accord est pertinent. C’est le plat pour lequel j’ai le moins vibré, même si très bon).
10° premier quartier : saumon sauvage d’Ecosse confit, beurre de mandarine au malt iodé, chapelure d’oranges et bâton de réglisse, sabayon d’agrume de chez Bachès légèrement tourbé (saumon superbe, champagne qui prend de l’ampleur, accord pertinent).
11° gibbeuse croissante : soupe de moules du Mont Saint-Michel, carottes des sables et céleris au safran du Gâtinais, crème fouettée au jus de palourdes et coques de la baie de Somme, moules mi-séchées et pistils de crocus (plat sublime qui vaut trois étoiles, le safran crée un accord magistral. Rien que ce plat et cet accord sur un champagne encore plus ample vaut le voyage). A cette étape nous avons bu des verres de un à quatre, et nous continuons sur le même verre pour revenir au premier.
12° pleine lune : riz basmati d’Inde « la Reine du Parfum », sauté dans un wok fumé au thé Marco Polo, mélange des sous-bois au beurre demi-sel et « tabac » de champignon noir (le champagne est de plus en plus épanoui. L’accord est justifié).
13° gibbeuse décroissante : tajine d’agneau de Lozère à l’amande, côte première grillée au feu de sarments de vigne, caillette d’épaule confite et ses légumes braisés, jus de cuisson infusé à la grappa « Invecchiate » (plat sublime, d’une dextérité infinie et d’une justesse de goût exceptionnelle. Accord parfait. C’est la plénitude du champagne).
14° dernier quartier : caillé frais de chez Mr Laluc, vinaigre à la pulpe de mangue et huile d’olive « bio » Tripodi, feuilles de brick toastées à l’essence de basilic, mouron des oiseaux, jeunes pousses de salade (plat délicieux à la présentation romantique, accord pertinent, mais le champagne a moins de tension).
15/16° dernier croissant : tarte Tatin aux éclats de violette de Toulouse cristallisée, cerneaux de noix à lafleur de sel de Guérande, crème fraîche de chez Vieillard mi-fouettée, zestes de citron de Menton confits (très beau dessert et accord pertinent, mais le champagne a un peu perdu de sa vivacité puisqu’il est dans le verre depuis presque deux heures).
Nous avons applaudi Philippe Mille et son équipe qui a fait un repas trois étoiles. Son talent s’est exprimé de façon remarquable, mes chouchous étant la moule, l’agneau et l’huître. Le champagne m’a plu énormément dans toute la phase montante, jusqu’à 13°. Mais je me suis fait cette réflexion : en se concentrant comme on le fait sur les températures et leurs évolutions, on passe un peu à côté du message du magnifique Dom Pérignon 1996, car on a toujours l’impression de boire un « autre » vin en passant de verre en verre. C’est moins décontracté que lorsqu’on en profite pour lui-même.
La passion de Richard Geoffroy et de Philippe Jamesse est certainement ce qui illumine cette expérience. Je suppose qu’Hervé Fort va commercialiser ces dîners où il est impossible de parler aux convives de l’autre côté de la table, tant les pupitres font barrière. Mais au-delà du markéting, au-delà de la communication et de l’éventuelle exploitation commerciale, il reste une expérience unique, folle, qui a réuni deux passionnés dans une recherche de mise en valeur de la complexité d’un grand champagne en fonction de sa température maîtrisée en arrêtant le temps. Rien que pour cela, c’est un événement inoubliable.
Chapeau Richard et chapeau les deux Philippe.