Le dîner est né de l’annonce de la venue de Bipin Desai en France, cet américain qui organise les dîners les plus extraordinaires de la planète. C’est lui que j’avais suivi lors de la dégustation des trente plus grands millésimes d’Yquem depuis 1893. La démarche qu’il a choisie est très différente de celle de wine-dinners, aussi il n’y a pas concurrence mais complémentarité. Bipin est l’ami de beaucoup de grands collectionneurs, et le dîner qu’il m’a finalement demandé d’organiser devait regrouper quelques uns de ses amis. J’ai appelé à se joindre à nous un anglais vivant au Japon avec qui j’ai, sur un forum, de passionnants échanges sur le vin. Deux amis ont apporté trois bouteilles, j’ai apporté six flacons, et nous voilà chez David van Laer au Maxence, entre amateurs et collectionneurs de vins anciens.
La table, si joliment préparée dans un salon intime étant composée d’amateurs exigeants qui n’hésitent pas à condamner un vin qu’ils n’aiment pas, ce qui valorise d’autant plus l’approbation de tous quand elle fut, comme ce soir, majoritaire. Pour commencer champagne Salon « S » 1985 sur des cèpes rôtis au foie gras et aux figues, et d’aériennes gougères. Le Salon est si fort, envahissant, puissamment structuré. Mon ami anglais le trouve le plus plaisant de tous les champagnes qu’il a déjà adorés. Le Laville Haut-Brion 1964 avait été choisi pour l’un des hôtes qui est un collectionneur amoureux de Laville. Hélas, il ne le trouva pas à son goût. D’autres furent ennuyés par ces relents de glycol, mais Bipin et moi le trouvions fort à notre goût. Une tempura de langoustines au caramel de soja fut sans doute trop puissante pour le vin. David van Laer, on le verra, fit des prodiges par la suite. La couleur du Laville 64 était merveilleusement belle, de cuivre jaune, et si le coté « pharmaceutique » de l’attaque en bouche est déplaisant, le goût suivant, quand le vin est installé sur la langue paraissait très typé et authentique. La critique est acceptable et fait partie de l’exercice, moindre plaisir pour les uns, satisfaction pour les autres. L’unanimité de la surprise et du plaisir se fit sur le Vouvray sec 1921 de Clovis Lefèvre. Très fumé, astringent comme un vin du Jura, et une profondeur et une longueur en bouche presque indélébiles. Il accompagnait une création de David faite pour la première fois pour nous. Un filet de Saint Pierre à l’étuvée de poireaux et thé fumé, chips de céleri et huile d’argane. L’association parfaite fut applaudie, notamment par Bipin. Il fut décidé de garder la moitié du Vouvray pour le fromage.
Sur un pied de cochon exceptionnel, façon Apicius, aux cèpes, deux vins allaient merveilleusement s’exprimer : Mission Haut-Brion 1975 et Haut-Brion 1928. Des nez très proches, la couleur du 28 paraissant plus jeune, et nul ne pourrait dire que 47 ans séparent ces deux vins. Nous fumes unanimes à les trouver éblouissants. Le Mission 75 en pleine réussite, mais paraissant plus mûr que son age (je fus le plus sensible à cet aspect), et le 28 étonnant d’équilibre. Un vin majestueux. Et une association idéale. Deux vieillissements différents ont rapproché deux vins éblouissants, riches de saveurs de Bordeaux puissants, forts, lourds et surtout capiteux. Le contraste allait être fort avec un Grand Chambertin 1929 Domaine de Sosthène de Gravigny de Jules Régnier. Une couleur de beau rubis, très claire comparée à celles des profonds Bordeaux, qui étaient plus sang de pigeon. Un nez expressif tout en évocation subtile, et ensuite une bouche éblouissante, qui s’est trouvée magnifiée par un fantastique lièvre en compote, aux saveurs viriles. Un grand jour de David van Laer, unanimement reconnu par ceux qui ignoraient encore le Maxence. Le Chambertin 29, que j’avais déjà servi à un dîner de jeunes amateurs fut considéré comme l’événement majeur de cette soirée, ce qui est flatteur quand les juges sont de tels palais, Bipin Desai ayant bu tout ce qui se fait de bon en Bourgogne. Mais ils ont aussi tenu à saluer un vin qu’aucun ne connaissait.
Retour sur le Vouvray 21 qui fut merveilleux avec les chèvres. Pas le moindre signe d’évolution depuis l’ouverture et une solidité à toute épreuve confirmée. C’est sur un Stilton que nous bûmes le château de Fargues 1967. Je n’imaginais pas qu’un Fargues puisse être aussi puissant. Tous les convives ont été surpris. Il est vrai que 1967 est une grande année, mais nous avions tous présent à l’esprit Yquem, tant la ressemblance est grande entre les deux vins, ce qui est un compliment pour Fargues. Il lui manque sans doute l’émotion que procure Yquem, mais il fut apprécié comme un grand Sauternes.
Sur le premier dessert, figues confites au caramel et vin rouge, la transition se fit vers un Maury Doré du Domaine de la Coume du Roy 1925 qui se prêtait ensuite comme il convenait au moelleux au chocolat, si délicieux et fondant. Mais après Fargues, le coté monolithique du goût rétrécissait ce Maury. Titrant 17°, il s’imposait en force, et c’était un peu trop. Il faudrait une autre circonstance pour l’apprécier comme il convient.
Nous avons ouvert un Kummel de Courvoisier d’une bouteille très vieille difficile à dater. Sans doute plus de 50 ans. Ce Kummel, liqueur de 40° à base de cumin était un rite au siècle dernier. Sucré, à l’épice discrète, cet alcool, loin de déclencher la passion d’une Chartreuse, fut une agréable curiosité.
Nous avons abondamment parlé de vins, et il est agréable d’être sur un terrain de culture commune : des années comme 1911 ou 1915, si brillantes, parlent pour chacun de nous.
Bipin Desai partait ensuite organiser un de ses voyages fous de vins rares. Il a aimé cette étape où quatre vins des années « vingt », un 21, un 25, un 28 et un 29 ont permis un voyage dans le temps avec des bouteilles dont aucune n’avait vieilli.