Déjeuner plein de surprises au 67 Pall Mall Clubsamedi, 10 décembre 2016

Alexander est hollandais, vit à Londres et travaille pour un groupe français intéressé par les vins, alcools et spiritueux et qui n’est pas LVMH. Il avait participé à un de mes dîners à Londres. Il possède une bouteille de Moët 1911 au niveau bas et estime que c’est avec moi qu’il souhaiterait la boire. Il est membre du 67 Pall Mall club aussi est-ce là que nous avons rendez-vous pour déjeuner.

Il fait apporter sa bouteille et je m’aperçois qu’il s’agit d’un Champagne Moët & Chandon Dry Impérial 1911, le concept de « Dry » étant celui d’un champagne doux, au goût américain, c’est-à-dire assez fortement dosé. Alexander demande à un sommelier d’ouvrir la bouteille mais celui-ci revient tout penaud, ayant brisé le métal tortillé de l’oreille du muselet. Il se tourne vers moi demandant de l’aide. J’arrive à ouvrir le muselet et le bouchon vient sans effort car il est tellement rabougri qu’il ne touchait plus depuis longtemps le goulot dans sa partie basse. Aucun pschitt bien sûr mais fort heureusement aucune odeur métallique. Le vin dans le verre a un peu de gris mais suffisamment de jaune doré pour que des espoirs soient permis. En bouche, ce n’est plus un champagne mais un vin, avec une forte acidité qui laisse craindre qu’elle ne fasse que croître. J’ai bien peur que ce vin acide ne devienne désagréable. Ce qui est étonnant, c’est que ce champagne « dry » n’a pas le moindre soupçon de douceur. Il est sec, irrémédiablement sec. Nous commandons des nourritures solides pour masquer l’acidité, un risotto à la truffe d’automne et un pavé de lotte.

A côté de nous trois jeunes hommes partagent un magnum de Champagne Dom Ruinart 1996. L’un d’eux se tourne vers moi et me dit : « vous ne vous souvenez sans doute pas de moi mais nous avons partagé ensemble un Cheval Blanc 1947 et un Hermitage La Chapelle 1961 ». Je me souviens de ce repas extraordinaire chez Michel Rostang et un peu moins de lui. Il nous propose de goûter son champagne que je trouve manquant un peu de corps, mais ce qui est frappant c’est que le Ruinart fait fortement baisser l’acidité du Moët. Il ne m’appartient pas de partager avec ces trois amateurs la bouteille qui est celle de mon ami, aussi est-il temps que j’ouvre mon apport, qui est un Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1971 que j’avais fait mettre au frais hier. Ce qui est invraisemblable et fascinant c’est que les couleurs des deux Moët sont les mêmes. S’il y a cinquante nuances de gris elles existent pour les deux, le 1971 étant évidemment plus jeune. Les nez sont très proches et en bouche on ressent que les deux ont le même ADN. L’acidité est la même, celle du 1911 s’étant adoucie et celle du 1971 étant en trace, et le goût en bouche procède des mêmes racines. C’est proprement époustouflant aussi fais-je porter à la table voisine un verre de chaque vin pour que ces trois amateurs découvrent à quel point le 1911 et le 1971 sont les mêmes. Je suis subjugué et pendant ce temps-là, le 1911 devient de plus en plus agréable.

Arrivent sur notre table deux verres de Dominus Napa Valley Moueix 1994. Le vin est très terrien fait de truffe et de charbon, lourd mais avec suffisamment d’élégance. Nous bavardons avec nos voisins, je fais l’article sur le dîner que je ferai dans trois jours et voici que Patric, Eric et Craig décident de s’y inscrire. Nos insatiables voisins ont commandé un magnum d’Hermitage Chave rouge 2004 et nous font partager leur vin. Cet Hermitage est une splendeur absolue, avec un tempérament, une personnalité et une vibration qui le placent à cent coudées au-dessus du Dominus. Nous sommes en face d’une très grande bouteille. Pour ne pas être en reste, je leur verse du Moët 1971 qui est absolument grandiose, de rare subtilité, et qui continue à mettre en valeur le 1911.

Nous tables se rapprochent et nous continuons à bavarder entre amoureux du vin. C’est ainsi qu’un club doit fonctionner. Les deux vedettes de ce bref repas sont le Chave 2004 et le Moët 1971, mais la plus grande et spectaculaire surprise est l’incroyable continuité entre le Moët 1911 et le Moët 1971. On ne pourrait pas croire qu’il y ait une constance de goût aussi marquée avec soixante années de distance, comme si les ceps, les vignes, les grains de raisin et la vinification avaient été les mêmes, commandés par des vignerons immortels.

Des impromptus comme ce repas sont des moments intenses de communion qui ensoleillent ma vie d’amateur.

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l’invraisemblable similitude des deux Moët (à gauche le 1911)

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