Ce soir, c’est le point culminant du séjour de nos amis. Il en manque un, Jean-Philippe, retenu par d’autres obligations. Mon gendre arrive vers 18 heures pour apporter sa contribution. Hélas, le vin est trop froid et je lui fait part de mon inquiétude : le vin pourrait être étranglé par un coup de froid trop violent. J’ouvre les trois rouges qui dégagent des parfums opulents et capiteux.
Les petits-enfants jouent et rient autour de nous puis nous quittent pour aller dîner de leur côté. C’est l’ouverture de l’apéritif. Un des amis a apporté un champagne Selosse Substance dégorgé en 2010 et nous dit : « j’ai peur hélas que ce soit un dégorgement trop récent ». Tel Zorro ou tel la Redoute, je ne sais, je m’écrie : « j’ai l’article ». Et, comme si le numéro de music-hall avait été préparé à l’avance, je sors d’un réfrigérateur un Champagne Jacques Selosse Substance dégorgé le 20 mars 2007. C’est le sacre du printemps !
Inutile de dire que je ne suis pas peu fier de l’effet de surprise. C’est ce champagne que nous buvons, d’un or cuivré du plus bel effet. Son nez est d’une expression puissante et en bouche, le plaisir est absolu. L’âge a embelli ce champagne d’une spectaculaire façon. Souvent Substance peut être énigmatique, extrême. Celui-ci est civilisé, lisible, d’une rare complexité abordable. Il y a un léger fumé, des sensations de noisettes et d’amandes, des fruits jaunes et bruns, une vinosité équilibrée. Et ce champagne serein est d’un vrai plaisir. On est bien. Avec un saucisson très charpenté, avec des petits gâteaux au parmesan, avec des anchois au gingembre, il s’adapte cordialement.
Comme il fait chaud, nous avons soif et j’ouvre alors un Champagne Krug 1982. J’ai tendance à considérer que sur les trente dernières années, il y a deux Krug, le 1982 et le 1988. Le 1988 est plus puissant, un champagne majeur. Le 1982 est plus romantique, plus gracile et probablement plus complexe. Celui que nous buvons est un champagne de compétition. Nous entrons de plain-pied dans la complexité. Il y a d’abord ce parfum envoûtant, profond, indélébile. Ensuite, ce sont des fleurs blanches qui assaillent, accompagnées de fruits rouges et roses. Comme il fait beau ce soir, je sens du poivre qui accompagne une esquisse de romarin. Et la musique de ce champagne se joue sur tous les arpèges. Il est immense, et le Selosse nous a préparés à en profiter encore plus. Une crème au butternut est agréable, mais ne convient pas au champagne. Ce sont surtout des champignons de Paris à l’ail et au persil qui ont mis en valeur les deux champagnes.
Nous passons à table et j’ai souhaité que nous puissions comparer trois vins puissants de trois pays différents. Le premier est la Côte Rôtie La Landonne Guigal 2000. Comme les autres vins, il sera bu sur un veau à basse température avec du riz noir et caviar d’aubergine, puis sur un agneau aux petites pommes de terre cuites dans leur peau. Le nez de La Landonne est prodigieux, peut-être le plus expressif des trois. Mais le coup de froid a serré le vin comme par un corset. On sent toute sa richesse, mais le manque d’ampleur et le manque de longueur dans le final limitent le plaisir. Inutile de dire que même ainsi, on ne le boude pas, car c’est un grand vin.
Vient ensuite Penfolds Grange BIN 95 2005 petite bombe olfactive. Ce que j’aime dans ce vin, c’est lorsque l’on dépasse son modernisme. On pourrait s’arrêter à tout ce qui est « trop », mais quand on prend le temps d’écouter son message, on sent du fenouil et de l’anis au-delà des fruits noirs, et l’on aime sa fraîcheur exceptionnelle, anisée, presque mentholée, qui lui confère une légèreté qui contredit son degré d’alcool. Mes amis se moquent de mon apport en disant : « ça sent la banane ou la vanille », mais lorsque le temps passe, ils se rendent compte que ce vin est le plus frais de tous, et tient mieux dans la chaleur de la nuit.
Le Vega Sicilia Unico Reserva Especial est fait de vins de 1991, 1994 et 1995. Son élégance et son équilibre sont exceptionnels. C’est le plus équilibré des trois, profond, charmant, riche et goûteux. Mais c’est surtout l’équilibre qui me frappe ainsi qu’une longueur infinie. Il a aussi dans son final une belle fraîcheur. Je trouve ce vin éblouissant de naturel et de justesse.
Lorsque ma femme annonce : « j’ai un Jort », ce n’est qu’un cri de joie et j’affirme : ce sera le Penfolds qui conviendra le mieux avec ce camembert. Et l’accord est pertinent. La salade de fruit est goûtée sur de l’eau car nous avons bien sacrifié à Bacchus.
Le consensus se fit pour classer les vins de ce soir : 1 – Krug 1982, 2 – Vega Sicilia Unico, 3 ex aequo – Selosse et Penfolds. Sous les rires, les moustiques et une pluie d’étoiles, nous avons passé une soirée mémorable.