Tout dans ce dîner est de la folie la plus absolue. Sébastien est un chasseur de caves. Il déniche des bouteilles qui dorment dans des caves obscures parfois à l’insu de leurs propriétaires. Il nous invite à partager ses découvertes en pratiquant un prix de participation qui exclut que l’on puisse refuser de venir. Je suis le premier à me présenter à Verdun-sur-le-Doubs à l’Hostellerie Bourguignonne, accueilli par le sympathique et bon-vivant chef Didier Denis, grand amateur de vins. Lorsque Sébastien arrive, alors que l’on sait que la soirée sera lourde, Philippe le sommelier, sous l’impulsion de Didier Denis, nous sert, en signe de bienvenue, un Chablis Vaillons, Premier Cru Vincent Dauvissat 2005. L’attaque du vin est très belle, avec des évocations de miel, mais le vin est assez gras, voire pâteux. Avant même que nous n’ayons le temps de respirer, c’est un Bourgogne blanc Coche-Dury 2004 qui rejoint le premier vin sur le comptoir. L’attaque de ce vin est plus pure. Il a du citron et une belle acidité. On reconnait la patte de Jean-François Coche-Dury. J’adore la fraîcheur de ce vin de plaisir.
Sébastien et moi, nous allons procéder à l’ouverture des vins. Sébastien sort de ses casiers à bouteilles tellement de vins non inscrits au programme que je demande que l’on ordonne un peu les choses. Sa générosité est telle que nous nous préparons à une véritable débauche. Les bouteilles prévues pour le dîner sont alignées pour la photo d’ensemble, et il y en a déjà 22, alors que nous serons douze, mais d’autres se rajouteront encore. Certains bouchons sont difficiles, mais les choses se passent bien, dans la bonne humeur. Il y a au programme deux vins inconnus qui n’ont que l’étiquette du millésime. Le vin inconnu 1808 est un alcool, ainsi que le 1893. Comme dans son élan Sébastien à rajouté un alcool de cidre du 19ème siècle, nous aurons quatre alcools au dîner. Il va falloir de la santé ! Pour récompenser les "travailleurs" mais aussi les amis arrivés entretemps, Sébastien fait ouvrir un Champagne Louis Roederer demi-bouteille 1974 qui est déjà, malgré sa bulle encore présente mais faible, un champagne évolué. Il est extrêmement plaisant, accompli et équilibré.
En cours d’ouverture, nous avons déjà bu plusieurs vins et les deux alcools, aussi est-il temps de prendre l’air dans le jardin de l’hôtel, pour se préparer au copieux dîner. Le menu conçu par Didier Denis est : amuse-bouche dont une quenelle dont je n’ai pas retenu la composition/ thon Germon haché au couteau, pince de crabe des neiges en chaud-froid / foie gras de canard poêlé, prunus du jardin glacé dans un jus de veau miellé aux épices douces / risotto carnarelo aux cèpes et parmesan, noix de Saint-Jacques / filet de bœuf du Limousin, gaudes bressanes à la crème et corona de girolles / canard sauvage de Saône, réduction de pinot noir, Tatin de coings et figues rôties / plateau de fromage / tarte aux petits fruits rouges et sa glace / volcan au chocolat, pure origine de Tanzanie, bonbon glacé, sorbet au cacao / petits fours et chocolats. C’est une cuisine bourgeoise, régionale, roborative et généreuse d’un amateur de vins.
L’apéritif démarre par un Champagne Mumm Cordon Rouge sans année que Sébastien pense des années 60. Je pencherais plutôt pour les années 70, car le bouchon semble de cette époque et le vin est encore très jeune, d’une couleur très claire. Il est agréable, mais la deuxième bouteille du même Champagne Mumm Cordon Rouge sans année, d’une couleur plus sombre est évolué et cela lui va bien. C’est un champagne précis, équilibré, de grand plaisir. Le Champagne Jamart & Cie Blanc de Blancs 1961 est aussi évolué, beau et charmant, mais moins plaisant que le deuxième Mumm.
Il est temps de se recueillir, car arrive maintenant le Champagne Moët & Chandon 1911, l’un des motifs de mon inscription à ce dîner. Le nez est superbe et intense. Ce qui est intéressant, c’est que ce champagne quand je l’ai bu déjà deux fois, était de dégorgement récent. Celui-ci a son bouchon d’origine. Il est phénoménal. Il a une grande tension et un final qui claque. Le dosage est très équilibré. Il est d’une folle jeunesse et d’une grande vivacité. Il a des fruits jaunes. En synthétisant, il a : vivacité, longueur et tension. Nous sommes sous le choc d’une telle perfection. Par goût personnel, j’ai plutôt tendance à préférer les champagnes de dégorgement initial aux champagnes de dégorgement ultérieur.
Dans le programme, il était prévu de boire deux Montlouis secs. En fait, nous en aurons quatre dont deux ont des bouchons cirés, avec le millésime imprimé dans la cire, les 1904 et 1906, et deux dont le bouchon n’a pas été ciré, les deux 1914. Le Montlouis sec 1914 a une belle attaque, mais il finit sur du citron et de la glycérine, ce qui bride le plaisir. Le Montlouis sec 1904 est magnifique, élégant, subtil. Il a des fruits roses délicats. L’acidité est contrôlée. C’est un vin gourmand comme un bonbon. Il est presque acidulé.
Un autre Montlouis sec 1914 est plus précis que le premier, mais manque quand même de consistance et de longueur. Le Montlouis sec 1906 est bouchonné.
Le Château Léoville Barton 1893 est mort.
Le Château Saint Pierre de Luetkens Saint-Julien 1887 est superbe. Il a beaucoup de vigueur. Il est très expressif avec des prunes et un grand velouté. Ce vin délicat est un grand vin.
Le Château Latour 1889 est un vin immense. Il a un nez superbe et élégant et on reconnaît bien Latour. En bouche, il est structuré, solide, d’une jeunesse étourdissante. Il avait son bouchon d’origine. On dirait un 1959.
Le Volnay 1er Cru Château de Meursanges Thorin magnum 1967 est un vin délicat. Il est simple, mais sympathique et se boit avec plaisir.
Le Santenay Henri de Villamont Collection du docteur Barolet 1911 est aimé par mes voisins de table, alors que je ne l’aime pas du tout, à cause d’un caractère trop sucré. Ce vin me gêne mais c’est probablement mon verre qui était marqué par un vin précédent, malgré les rinçages, car en sentant le verre d’un ami, je n’ai pas eu du tout le même parfum.
La Romanée, domaine Gaudemet-Chanut Jules Régnier 1908 paraît dépigmentée, mais nettement moins qu’une bouteille du même vin bue avec Sébastien il y a un an. Le nez est très beau, poivré et vif. En bouche il n’est pas si mal. Il y a un message même s’il est incomplet. C’est un beau témoignage, avec une grande force alcoolique. Même s’il est un peu fatigué, le témoignage est agréable.
Le Chassagne-Montrachet blanc 1907 est fatigué, glycériné. Il n’éveille pas mon intérêt.
Le Château Chalon Jean Bourdy 1895 que je connais bien est superbe, parfait. C’est le Château Chalon dans toute sa perfection, avec une longueur inextinguible. Un rouleau compresseur qui tapisse le palais de bonheur.
Le Sancerre Les Culs de Beaujeu François Cotat magnum 1996 sert de rafraîchissement. Il est magnifique de fraîcheur, avec du miel et de l’amande.
Le Château Coutet 1894 à la robe ambrée n’est pas mal, mais on sent la fatigue et un léger côté gibier.
Le Château d’Arche Mérick 1893 à l’inverse est superbe. Il était un peu triste à l’ouverture mais maintenant, c’est un grand sauternes d’une année immense. Il a un fruit brun délicat, n’a aucun signe de caramélisation. Il est d’un superbe équilibre.
Le Vouvray Moelleux Maurice Audebert 1900 est très naturel, rond, mais est très loin de la complexité du 1893. Certains amis s’en sont entichés, mais je ne partage pas à ce niveau leur enthousiasme, car le message agréable est très simple. Il est doux et a un poivre agréable dans le final.
Le Madère Sercial 1837 a un nez fabuleux. Il est riche, presque velouté. Il est tellement délicat que je ressens des suggestions de roses, ce qui est étonnant. Il est extrêmement gastronomique. Sa bouche est fraîche, mentholées, magique.
Le Vin inconnu de 1893 est un Cognac, ça ne fait aucun doute. Je le trouve absolument phénoménal. Alors que Sébastien à côté de moi commence à éviter d’en reprendre, je me resservirai cinq ou six fois tant je suis sous le charme. Avec le bâton glacé au chocolat, on est proche de l’orgasme gustatif. Je pourrais me pâmer avec cet alcool.
Le Vin inconnu de 1808 est plus difficile à reconnaître mais avec un ami expert en alcool, nous tombons d’accord pour dire que c’est un Armagnac. Sa force alcoolique est énorme. Il est beau racé, grandiose. Je l’aime énormément, mais le goût de "revenez-y" est pour le 1893.
L’alcool de cidre du 19ème siècle (c’est ce qu’on lit sur une bandelette manuscrite) a un effet rafraîchissant car son alcool ne dépasse pas les 25° quand le 1893 est probablement autour de 55°. Mais il aurait dû être bu avant les deux alcools bruns, car on n’en profite pas comme il eût convenu.
Tout au long du repas, nous avons presque tous recraché l’essentiel de ce que nous buvions, sauf les champagnes. Il m’a été impossible de recracher le Latour 1889 qui était envoûtant. Nous avons tous bu énormément d’eau pour compenser la charge alcoolique de tous ces breuvages.
Nous avons voté pour les vins, en excluant les quatre alcools du vote. Nous sommes dix, car deux convives sont partis avant la fin. Quatre vins ont eu des votes de premier, le Latour 1889 cinq fois, le Moët & Chandon 1911 trois fois, le Luetkens 1887 une fois ainsi que le Vouvray 1900.
Le classement du consensus serait : 1 – Château Latour 1889, 2 – Champagne Moët & Chandon 1911, 3 – Château d’Arche Mérick 1893, 4 – Château Chalon Jean Bourdy 1895, 5 – Vouvray Moelleux Maurice Audebert 1900, 6 – Château Saint Pierre de Luetkens Saint-Julien 1887.
Mon vote est : 1 – Champagne Moët & Chandon 1911, 2 – Château Latour 1889, 3 – Château d’Arche Mérick 1893, 4 – Château Chalon Jean Bourdy 1895, 5 – Château Saint Pierre de Luetkens Saint-Julien 1887.
Dans un telle débauche de générosité, nous n’avons pas gardé en mémoire les vins morts ou imparfaits, qui ne méritent pas plus que cela qu’on s’en souvienne. Il nous suffit d’avoir côtoyé six vins de première grandeur et trois alcools merveilleux pour que cette soirée s’inscrive dans notre Panthéon personnel. Autour de la table, il y avait de solides amateurs de vins anciens, ce qui promet de multiplier les occasions pour ouvrir encore des vins de folie, des vins émouvants et des vins immenses comme les quatre premiers du classement de synthèse de notre groupe. Nous nous sommes retrouvés au petit déjeuner autour d’une grande table et nos rires fusèrent encore.
Nous avons échangé nos cartes, pour pouvoir prendre de nouveaux rendez-vous pour de nouvelles aventures dans le monde fascinant des vins antiques.