Il est très rare pour moi de boire deux millésimes de Cristal Roederer dans la même soirée – et quand je dis rare, c’est une litote – et les périodes sans en boire sont suffisamment longues pour que toute volonté de comparaison soit vouée à l’imprécision. Aussi, c’eût été difficile de rater la première dégustation verticale de Cristal Roederer qui se tient en dehors du siège de cette honorable maison. C’est aux caves Legrand, grâce à l’entreprenant Gérard Sibourd-Baudry. Frédéric Rouzeaud, de la septième génération de la famille propriétaire de ce domaine fondé en 1776 et qui s’appelle Louis Roederer depuis 1832, présente le domaine et Jean-Baptiste Lécaillon, DGA et chef de caves, présente les vins. Voici les notes telles que je les ai prises, au fil de la plume d’un champagne dont le nom "Cristal", date de 1876.
Le Champagne Cristal Roederer 2005 a un nez racé, de poudre à canon et de tabac. Il n’évoque pas le fruit mais le minéral. L’attaque est délicate, envoûtante. Le vin entoure et envoûte comme un boa. Le final est moins brillant que le passage en palais. C’est un champagne très séduisant car énigmatique. Je l’adore. Le final s’assemble et délivre du fruit confit. Il est très charmeur car interpellant. Pour moi, c’est magnifique. Je ne suis pas sûr qu’il gardera cette troublante séduction avec des années de plus, car il deviendra plus compréhensible, mais pour l’instant, c’est magique, avec beaucoup de fruits exotiques et d’épices. Il est d’un grand équilibre, et lorsqu’il s’échauffe dans le verre, ce sont les fruits confits qui dominent.
Le Champagne Cristal Roederer 2002 au un nez aussi minéral, plus prononcé. L’attaque est belle, plus charmeuse. Le vin veut charmer, contrairement au 2005. Il y a du poivre, du thé, des épices. C’est délicieux, mais il n’y a pas l’énigme du 2005. Il y a quand même une assise très forte, une tension extrême. C’est un grand champagne.
Jean-Baptiste nous parle des années océaniques, qui sont des années à chardonnay et des années continentales qui sont des années à pinot noir. Parmi les années que nous goûterons, les 2005, 1999 et 1995 sont océaniques et les 2002, 1996 et 1989 sont continentales.
Les vins sont issus des vignes en propre. Il n’y a pas d’achat de vins à l’extérieur de la propriété. Les parcelles sont des dorsales calcaires, car c’était la volonté de Louis Roederer, pour exprimer les qualités qu’il voulait. Il y a une majorité de pinots noirs : deux tiers, contre un tiers au chardonnay et selon les années, le pourcentage variera en faveur de l’un ou de l’autre, compte tenu de leurs performances.
Le Champagne Cristal Roederer 1999 a un nez difficile à définir. Il est fermé et m’évoque l’ardoise. L’attaque est très retenue. C’est un champagne discret au final très fort. On sent qu’il reste sur son quant-à-soi. Quand il se réveille, il reste retenu. Le 2002 plus chaud développe des accents de miel. Je pense que le 1999 vieillira très bien et qu’il dévoilera sa profondeur. Le 2002, c’est le charme et le 1999 c’est la profondeur.
Jean-Baptiste dit qu’il met des vins d’Avize pour l’élégance, de Cramant pour l’exubérance, et de Mesnil-sur-Oger pour avoir un goût de Corton. Chez Roederer, le dégorgement est à date unique, cinq à six ans après la récolte. Dans le cas du 2005, on est au-delà de six ans.
Nous allons maintenant comparer le 1996 en bouteille et en magnum. Le Champagne Cristal Roederer 1996 en bouteille a un nez lacté. L’attaque est superbe et le vin est complexe. Il se boit bien et sa bulle est très forte. Le message du vin s’est un peu simplifié. C’est un grand vin. Il ne faut même pas une seconde pour prendre conscience de l’ampleur et du volume du Champagne Cristal Roederer magnum 1996. C’est spectaculaire. Il "écrase" l’autre en bouteille. Tout en lui est facile. C’est Fred Astaire ! Je ne m’attendais pas à un tel écart. L’épanouissement du 96 en magnum est spectaculaire. Il faut dire que toutes les bouteilles ont été ouvertes une heure et demie avant notre arrivée. Avec ce vin, au top, on nage dans le bonheur.
Le Champagne Cristal Roederer 1995 a un nez subtil, très droit. Il y a beaucoup de fruits et de fruits confits. Il est de belle race. C’est un Cristal archétypal. Il est très bon, très pur. Le 1996 est génial et le 1995 est solide et grand. Très vineux. Le 1995 à une personnalité très forte, chantante et puissante. Je préfère la tension du 1995 au charme du 1996, même si le magnum est d’un charme total. Pendant ce temps, le fond de verre du 2002 est superbe.
Le Champagne Cristal Roederer rosé 1996 a une couleur tellement blanche que je me demande s’il n’y a pas eu une confusion de bouteille. On croirait un blanc. Mais le nez est de rosé. Le Cristal rosé n’existe que depuis 1974. En bouche, même si l’on peut percevoir des goûts de rosé, la balance penche vers les goûts de blanc. Il est très beau, étonnant, atypique, car il transcende la notion de rosé. C’est un grand vin de gastronomie.
Le Champagne Cristal Roederer 1989 a un nez renversant de complexité et de finesse. En bouche, c’est du vin plus que du champagne. Il est vineux et doux. On entre dans le monde des vins doux et racés. C’était une année de chaleur. Il est miellé. Pour moi, il y a d’autres champagnes de 1989 plus tendus que celui-ci.
Si je devais classer les impressions qui sont bien personnelles, c’est le 2005 qui m’a le plus ému par son étrangeté. Le plus grand est le 1995 suivi du 1996 en magnum. Mais ce qui compte le plus, c’est que j’ai une nouvelle approche de Cristal Roederer, auquel je mordais relativement peu, d’une part à cause du prix, car je ne suis pas rappeur, mais aussi à cause du goût. L’image de Cristal a changé pour moi ce soir. J’en suis ravi.