Sur l’échelle d’internet, quinze ans, c’est comme un siècle. Au début des années 2000 j’écrivais sur un forum américain du vin et je me heurtais à une totale incompréhension du fait qu’un vin de 70 ans puisse avoir la vivacité d’un vin de 15 ans. Mais le côté agréable des forums, c’est les rencontres que l’on peut faire dans la « vraie » vie. Quand Ed de San Francisco s’est marié, il a voulu que son voyage de noces passe par l’un de mes dîners. C’était le 14ème. Quand Tim s’est installé à Paris, nous avons approfondi nos relations autour de belles bouteilles. Il y a quelques semaines, Tim m’annonce qu’Ed vient à Paris avec sa femme Lisa. Presque au même moment, Luc, un ami de toujours dont la sensibilité au vin est exceptionnelle souhaite que nous partagions de belles bouteilles. J’ai envie de combiner les deux propositions et nous nous retrouvons tous les quatre, car Lisa a dû repartir aux USA, au restaurant Le Gaigne du chef Mickaël Gaignon. Comme toujours dans ce genre d’évènement, c’est une débauche de générosité aussi nous apportons, Ed, Luc Tim et moi dix bouteilles pour quatre, sachant que nous avons tous dans nos musettes des bouteilles de secours.
Nous décidons de prendre le menu dégustation de Gaigne qui n’est pas fait pour nos vins, mais nous nous adapterons. Le menu est : dôme de petits pois de Saint-Rémy de Provence sur un sablé à la menthe, œuf en neige au raifort / gougère aux escargots de Poitou-Charentes en persillade, tombée de laitue et ail des ours, noix de cajou / grosses langoustines de Guilvinec juste poêlées, cannelloni farcis aux blettes et lardons puis gratinés, copeaux de radis et bisque / entrecôte de Charolaise poêlées, sauce aux morilles, jeunes carottes glacées / fromages de saison de la maison Quatrehomme, MOF / millefeuille de fraises Cléry des Alpilles et crème légère au basilic et poivre de maniguette, zest de citron vert.
Je suis arrivé avant 11h30 pour ouvrir les vins et j’ai bien fait car certains ont besoin d’un temps d’oxygénation lente pour se reconstituer. Tim avait déjà livré ses vins et Luc me rejoindra suffisamment tôt pour que j’ouvre ses belles bouteilles.
Le Champagne Waris & Chenayer blanc de blancs Avize 1969 de Luc est inconnu de la plupart d’entre nous et c’est une divine surprise. Sa couleur est très belle et jeune d’un or clair, sa bulle est active, et en bouche, c’est un festival. Ce qui m’impressionne c’est son acidité magiquement contrôlée. Il y a du citron, du miel opulent et une longueur quasi infinie avec un parcours en bouche virevoltant. C’est un magnifique champagne riche et généreux.
Le premier plat a des parties glacées qui ne sont pas idéales pour le Corton-Charlemagne Louis Latour 1969 de Tim. Ce vin est exceptionnel. Le parfum est imprégnant comme on ne pourrait pas l’imaginer et en bouche c’est une perfection absolue. C’est la définition parfaite du Corton Charlemagne gouleyant, riche et racé. Un immense vin qui n’a pas un gramme de défaut. On est en face du vin parfait.
Sur la gougère aux escargots nous avons deux Figeac dont le 1964 de bas niveau avait à l’ouverture une odeur poussiéreuse qui aurait pu être définitive. En fait, le Château Figeac 1964 a complètement perdu son odeur poussiéreuse. Il est un vin de soleil par comparaison au Château Figeac 1961 qui avait un niveau parfait et qui est une merveille de précision. Le 1964 est large et ensoleillé et le 1961 est droit, précis, riche, un vin de toute beauté. Les deux vins sont de Tim. C’est avec les escargots seuls que l’accord avec les deux Figeac, surtout le 1961, se trouve.
Les langoustines vont accompagner deux bordeaux. Le Château Gruaud Larose 1934 de Luc est un agréable bordeaux qui ferait notre bonheur, mais comme dans les bals de province où la beauté locale, que l’on verrait bien miss du département, éclipse toutes les autres jeunes filles, le Château Latour 1934 de Tim occupe tout l’espace de nos amours. Ce vin est d’une perfection absolue, au point que je me suis recueilli, oubliant tout autour de moi, pour capter le plus d’éléments possibles de son message. Ce vin est irréellement beau. D’un équilibre parfait, il est à la fois doux et vif, primesautier et sérieux. On ne peut pas imaginer qu’il ait le moindre défaut. Je suis totalement absorbé par sa perfection irréelle. C’est avec les cannelloni aux blettes que le vin s’exprime le mieux. Il est à noter que ce vin dont la bouteille avait un niveau parfait avait un bouchon collé au goulot, d’un liège léger et friable, qui est sorti en mille morceaux.
Le bœuf est délicieux. Le Bourgogne Réserve de la Chèvre Noire Charles d’Aubigney 1934 de Luc se présente dans une bouteille qui n’est pas bourguignonne et peu commune. Le vin est clairet, le nez est agréable. Je trouverai un infime goût de bouchon que mes amis ne percevront pas comme moi. C’est un beau bourgogne plaisant et très vif pour 1934. A côté de lui il y a un Chambertin Charles Viénot 1934 que j’ai acheté il y a peut-être trente ans lorsque Pierre Cardin a vendu une partie de la cave de Maxim’s lors d’enchères très médiatisées, en duplex entre Paris et New York. Le niveau dans la bouteille était bas à l’ouverture et le nez était d’un superbe fruit rouge. Le vin apparaît un peu torréfié avec des notes de caramel et de café, mais il reste suffisamment de l’âme bourguignonne pour que je me régale. Les morilles aident grandement ce vin à s’exprimer.
Sur le fromage, on sert le Château Chalon Jean Bourdy 1934 que j’ai apporté. Ce vin est exceptionnel. Il offre une fraîcheur qui fait que l’on lui donnerait vingt ans et non quatre fois plus. Son âge se montre sur la cohérence des goûts totalement intégrés. Il a de la noix et de la douceur. C’est évidemment sur le comté que l’accord est le plus brillant. La fluidité de ce vin est incroyable.
Comme je le fais souvent, je demande qu’on ouvre le Champagne Gosset Célébris Extra Brut 2002 d’Ed pour que l’on voie à quel point un vin jaune et un champagne se fécondent. Et c’est le cas. Le vin jaune élargit et fait briller le magnifique champagne dont la jeunesse nous séduit.
Au dessert, l’un des amis demande pourquoi ce repas ne figurerait pas parmi les repas de wine-dinners. Il y a dix vins ce qui rend ce repas éligible, à la condition que l’on vote. C’est ce que nous faisons. Tous les vins ont des votes sauf le Figeac 1964 qui avait souffert et le Gosset car il est bien jeune. Comme nous sommes quatre il n’y a que deux vins nommés premiers, le Latour 1934 trois fois et le champagne de 1969 une fois.
Le vote du consensus serait : 1 – Château Latour 1934, 2 – Champagne Waris & Chenayer blanc de blancs Avize 1969, 3 – Corton-Charlemagne Louis Latour 1969, 4 – Château Chalon Jean Bourdy 1934 , 5 – Chambertin Charles Viénot 1934, 6 – Château Figeac 1961.
Mon vote est : 1 – Château Latour 1934, 2 – Corton-Charlemagne Louis Latour 1969, 3 – Château Chalon Jean Bourdy 1934 , 4 – Chambertin Charles Viénot 1934.
Ce repas impromptu sera donc le 213ème dîner de wine-dinners à apports partagés. Nous avons bu des vins sublimes, dont certains sont d’une perfection absolue – c’est le cas des trois premiers de mon vote – et nous avons bénéficié d’un service très motivé. Le chef Mickaël Gaignon est venu nous saluer. Nous avons bavardé avec lui et on peut imaginer que lors de prochaines rencontres nous travaillerons plus les accords mets et vins pour faire de beaux événements. Qu’il est agréable de partager de grands vins avec des amis généreux.