J’achète des vins aux enchères. Il y a toujours un mystère. Quelle est l’histoire de chaque grande bouteille ? On se fie aux experts. Mais ils sont là aussi pour vendre. Comme les horaires d’exposition des bouteilles sont incompatibles avec ceux des enchères et comme la vente qui m’intéressait avait quatre vacations, force est d’acheter à l’aveugle. A la livraison, une bouteille, dans son carton de protection, fuit abondamment. Cassée où, qui le sait? A la forme de la cicatrice, un défaut du verre. Il reste l’équivalent d’une demie bouteille. Je décide de la transvaser, avec filtre, dans une bouteille vide que j’avais à proximité. La bouteille cassée était un Rayne-Vigneau 1941. Celle qui allait recevoir le reste du contenu était une Rayne Vigneau 1949. Réceptacle sécurisant. J’ai fait goûter le vin à quelques collaborateurs étonnés. Ce vin était une merveille. Nez de Sauternes très vineux, avec ce velouté antique et ce gras affirmé. Un nez de fruit sec. En bouche, le vin est très sec. Un goût immédiat de pamplemousse rose. Et une persistance invraisemblable. Deux heures après, et plus invraisemblable encore, un dîner après (!), j’avais toujours en bouche la trame aromatique de cet envoûtant Sauternes. Mais ce qui m’a le plus surpris, c’est la charge émotionnelle physique qui crée une torpeur étonnante : c’est – toutes proportions fort humbles gardées – comme un but marqué par Zizou : il y a du miracle dans ce Rayne-Vigneau. Pour le lecteur qui suit les expériences décrites dans ces bulletins, la tentation sera de dire : « il devient un peu trop lyrique ». Mais en fait je n’ai eu de sensation physique qu’avec relativement peu de vins. Quand j’ai bu Yquem 1900, j’ai eu des frissons dans le dos, car je touchais à la perfection absolue du Sauternes dont je rêve. Avec ce Rayne Vigneau, il y avait de la torpeur. Je me disais, pas question de se laisser émouvoir. Mais l’émotion était là, solide, palpable. Et j’ai laissé faire. On ne dira sans doute jamais assez combien les Sauternes anciens sont grands.