Alexander est néerlandais et vit à Londres. Il a assisté à deux de mes dîners. Il m’annonce qu’il vient à Paris et aimerait que je fasse connaissance de l’un de ses amis. Lorsque je lui demande en quel restaurant il aimerait déjeuner, il me répond restaurant Arpège, ce qui n’est pas le pire des endroits. Immédiatement je réserve auprès du restaurant en demandant que l’on prévienne Alain Passard de ma venue. Il faut que les vins soient à la hauteur du lieu. Alexander annonce Perrier-Jouët Belle Epoque 1982 et Amir son ami annonce Montrose 1964. J’avais envisagé d’apporter un chablis grand cru 1971 superbe, mais comme Alexander travaille dans le groupe Pernod Ricard qui possède Perrier-Jouët, je décide au dernier moment d’apporter un Perrier-Jouët Brut 1959 parce que je suis quasiment sûr qu’il ne l’a jamais bu. J’avais récupéré il y a plusieurs jours les vins d’Alexander et d’Amir à l’hôtel où loge Alexander aussi, de bon matin, c’est-à-dire à 11 heures, je me présente au restaurant pour ouvrir les vins.
La charmante personne à la réception regarde dans ses fiches et ne voit aucune réservation à mon nom ou au nom de mes amis et elle a le bon réflexe : d’autorité, elle décide de m’attribuer une table pour trois, quelles que soient les conséquences. Chapeau ! A 11 heures je n’ai qu’un vin à ouvrir, le Montrose 1964. Et voilà que je me retrouve face au pire cas possible d’ouverture d’un vin. Il convient de dire que la bouteille au bouchon d’origine a un niveau en base de goulot, ce qui est exceptionnel pour un vin de 53 ans. Je pique mon tirebouchon et il apparaît que le bouchon est collé au goulot et que le bouchon, incroyablement faible et poreux, se déchiquète dès que je tire vers le haut. Je commence donc un curetage puisque rien du bouchon ne veut monter. Après de longues minutes de tripatouillage pour extraire des miettes je me résous à utiliser un bilame. J’essaie de le planter mais, oh horreur, le bouchon baisse de deux centimètres. Ce qu’il me faut maintenant, c’est empêcher qu’il ne tombe dans le vin. Je prends ma longue mèche qui extirpe mais ne lève point. Il faut alors reprendre le curetage et après des contorsions qui ont duré vingt minutes, toutes les miettes sont sorties sauf celles qui collent encore au verre et que je ne peux gratter, sinon elles tomberaient dans le vin. Tout est fini, le vin sent bon. Il me reste à attendre. Comme la petite salle de restaurant abrite une fourmilière qui agit en tous sens, je vais prendre une bière au café du coin.
A l’heure dite nous nous retrouvons Alexander, un peu en retard, Amir et moi. Un maître d’hôtel nous suggère de nous laisser guider, en évitant les allergies annoncées et cela donne un menu psychédélique qu’Adeline a eu la gentillesse d’écrire pour que je puisse en témoigner : tartelettes : céleri, citron, thym / carotte, rutabaga, ail / betterave, oignon sauge. Ensuite : sushi : pétale de betterave fleuri à l’huile de fleur de figuier et sa tapenade d’olive noire de Kalamata / carpaccio de coquille Saint-Jacques d’Erquy, curry et huile d’olive / chaud-froid d’œuf, œuf à la coque auquel on retire le blanc pour y déposer une mousse aérienne au vinaigre de Xérès et quatre épices, le tout arrosé de sirop d’érable / ravioles de trois couleurs et leur consommé fumant composé de céleri, topinambour, navet et menthe / quenelle de Saint-Jacques et topinambour, émulsion au vin jaune et crème de chou rouge / falafelle : boulette de betterave, oignon, navet et noisette sur son lit de compotée d’orange, carotte et oignon fumé / bouillabaisse : sole, langoustine, encornet, homard, Saint-Jacques, jeunes pousses légumières dorées et émulsion au vin jaune, à la bisque de langoustine à la carotte et au safran / Pithiviers de canard, truffe noire, émulsion aux foies blonds de poularde / Lotte à l’olive de Kalamata et crème de céleri sauge / pigeon grillé, sauce au thé rouge Rooibos / mignardise, tuile de verveine, feuilletage, glaçage royal et graisse de kasha, macaron céleri vanille, caramel au miel de nos ruches, nougats poire, noisette, figue, raisin et chocolat, bouton de rose aux pommes / paris-brest et son pralin de noix / pasteïs del nata : topinambour, vanille et citron bergamote / millefeuille chocolat péruvien et huile d’argan sur son caramel d’orange.
En écrivant ce compte-rendu, je suis la preuve vivante qu’il est possible de survivre à ce maelström de générosité. Les plats sont tellement copieux que l’on croit à chaque instant qu’il n’y aura rien à la suite mais la cuisine est tellement légère et exquise que l’on repousse à chaque plat les limites du possible.
Le Champagne Perrier-Jouët Belle Epoque 1982 est d’une couleur claire assez étonnante. En bouche le vin est jeune, très jeune même. Il manque un peu de largeur mais il est encore froid, et sa structure est très élégante.
J’ai suggéré que l’on goûte ensemble les deux champagnes et on nous sert le Champagne Perrier-Jouët Brut 1959 qui est ambré, mais pas trop, avec peu de bulles mais un pétillant bien marqué. Ce champagne a tout le charme des champagnes anciens avec une complexité très supérieure à celle du 1982. Ce qui frappe Alexander c’est que les deux champagnes ont un cousinage certain et il se rappelle que nous avons bu ensemble à Londres un Moët 1911 et un Moët 1971 dont les ADN étaient spectaculairement identiques. Il en est de même pour ce 1959 et ce 1982. Au fur et à mesure des plats, le 1982 s’élargit, s’épanouit et le 1959 montre sa vivacité et sa profondeur impressionnante.
Le plat qui m’enthousiasme le plus est celui des ravioles de trois couleurs et leur consommé fumant composé de céleri, topinambour, navet et menthe. Ce plat est inouï et me donne envie de goûter le Château Montrose 1964. Ce bordeaux est spectaculaire, doté d’un velours incroyable et d’une profondeur truffée que je n’attendais pas. Il a su accompagner beaucoup de plats sans jamais changer de niveau, gardant un équilibre incroyable. Quel grand vin !
Il a fallu commander un Champagne Philipponnat Clos des Goisses Extra-Brut 2008 tant les plats se succédaient. C’est un champagne très solide, droit, carré, expressif, mais qui, du fait de son jeune âge, ne peut pas lutter avec ses grands aînés. La cuisine d’Alain Passard, qui n’était pas présent, est une cuisine inspirée, avec des goûts d’une subtilité remarquable. Le service a été attentionné et agréable. Lorsque j’ai dit que le plus grand vin du repas est le Montrose 1964 absolument parfait, Alexander a dit à Amir : « profite bien de ce compliment car fréquemment, le vainqueur pour François est un de ses vins ». Voilà un ami qui me connaît bien. Ce fut un grand déjeuner avec des vins brillants dans un restaurant talentueux.
l’incroyable bouchon du Montrose
un décor caractéristique du restaurant et un rappel bien sympathique d’Alain Senderens qui a créé la « Nouvelle Cuisine » en ce lieu.
l’invraisemblable succession de 15 plats :
la queue de lotte présentée par un serveur
j’adore la page de garde du menu