Nous sommes à l’Auberge du Père Bise Jean Sulpice et jusqu’à présent, nous avons déjeuné sur la terrasse, dîné au Bistrot 1903 de l’auberge et déjeuné au bar. C’est ce soir que nous allons enfin dîner dans la belle salle du restaurant gastronomique. Pour l’apéritif nous retrouvons la table du bar où nous avions déjeuné et nous jouons aux chaises musicales pour que ceux qui ont la vue vers le lac soient ceux qui ne l’avaient pas au déjeuner.
Le Champagne Veuve Clicquot La Grande Dame 1998 est chaleureux, ouvert et généreux. Il accompagne avec bonheur les amuse-bouches. Il y a d’abord des chips de polenta au sel fumé qui sont subtilement croquantes, délicates et raffinées, une rissole au beaufort, un dé de bœuf de Montbéliard, marine et genièvre, un bœuf en gelée de framboise et petit pois, de la féra fumée et noisette. Tout est subtil et plante le décor du talent du chef. Le champagne large est un bon compagnon de ces subtilités.
Pendant que nous grignotons au bar un homme jeune s’installe à une table voisine et bientôt sont posées devant lui deux bouteilles sur des porte-bouteilles inclinés. On distingue nettement Pétrus et La Tâche et nous apprendrons par Lionel qu’il s’agit de Pétrus 1983 et La Tâche 1998. Voilà quelqu’un qui a du goût. Il est connu, homme de scène que l’on voit souvent sur les télévisions.
Le menu à six plats, plus une surprise, conçu par Jean Sulpice a été pris en notes par un ami. Je retranscris sa mémoire : Œuf et cèpes / Asperges vertes de Roque Haute, rôties crémeux, gourmand de noisette et pesto roquette / Féra pommes Darphin (émincées finement et cuisinées au beurre), pommes de terre nouvelles, sabayon foin des alpages / Filet de perche cuit coté peau à l’unilatéral, sauce citronnelle et gingembre, crémeux de pistache / Pigeon cuit en croûte de sel, réduction de pissenlit, tubéreux, sauce salmis (abats et porto), garniture ail des ours, pommes primeur / Fromages de Savoie / Soufflé de chartreuse, coulis d’agrumes et salade d’agrumes / Boule chocolat et mûre, flambée a la chartreuse verte.
Le fait de dîner dans la magnifique salle « à l’ancienne » de ce palais rend la dégustation beaucoup plus attentive aux subtilités. Le style de Jean Sulpice s’affirme dans chaque plat et tout particulièrement sur les asperges. Alors que noisette et roquette sont puissantes, tout se résume et converge vers l’asperge. Jean est le magicien des herbes et des saveurs végétales.
La féra est gourmande et les filets de perche sont particulièrement subtils. Mais le clou, le trésor de ce dîner, c’est le pigeon. Il fait probablement partie du tiercé des plus grands plats de pigeon que j’ai eu la chance de goûter. La chair est fondante comme on ne peut l’imaginer.
A ce plaisir rare s’ajoute l’un des cadeaux les plus extraordinaires qui n’apparaissent que par surprise, sans que l’on sache pourquoi. Quand on boit le Château de Beaucastel Œnothèque 1995 on a l’impression de déguster la chair du pigeon et quand on mâche la chair fondante du pigeon, on peut croire que l’on boit le Beaucastel. Ces symbioses entre mets et vins avec une irréelle continuité sont de véritables cadeaux.
Revenons aux vins. Après le généreux et gourmand Veuve Clicquot, nous buvons un Champagne Krug Grande Cuvée qui a été dégorgé il y a quelques années ce qui lui donne une belle maturité. Il est vif, cinglant, noble et doté de belles complexités. Avec l’œuf aux cèpes, l’accord est superbe. Le Krug est très apte à accompagner les fortes asperges croquantes à souhait.
L’Hermitage Domaine Jean-Louis Chave blanc 2011 est magnifique. Son nez est incroyablement pénétrant. Il est gouleyant, flexible et trouve ses marques sur les deux poissons. C’est un régal. Ce vin puissant et riche tiendra aussi sur les délicieux fromages. C’est un très grand vin blanc moins vif que le Clos Sainte-Hune 2007 que nous avions bu récemment mais très large et parfait pour la perche.
Le Château de Beaucastel Châteauneuf-du-Pape Œnothèque 1995 s’appelle Œnothèque parce qu’il a quitté les caves du domaine seulement en 2016 pour venir directement dans les caves de l’auberge. Il a son quart d’heure de gloire warholienne avec un pigeon surnaturel, mais ses qualités intrinsèques en font un très grand Châteauneuf-du-Pape, riche, velouté et racé.
Le plateau de fromages est superbe. Après tant d’agapes je me suis contenté d’un reblochon d’une douceur divine, que le Beaucastel a su accompagner aussi bien que le Chave.
Alors que nous allons passer aux desserts un verre de vin arrive sur notre table. Il s’agit d’un verre de Pétrus 1983. Est-ce par une intervention divine ? Mon petit doigt me dit que ma fille ne serait pas étrangère à cette générosité. Ce Pétrus 1983 a un nez d’une extrême complexité. Il est noble, raffiné, dense et m’évoque la truffe que j’aime tant dans Pétrus. Et 1983 est pour Pétrus une année gracieuse, toute en suggestions raffinées. Il ne fait pas d’ombre au Châteauneuf mais se montre d’une plus grande complexité. C’est un ravissement.
Ce repas, dans cette si jolie salle, est un repas de haute gastronomie. Déjà à Val Thorens je pensais que Jean Sulpice méritait trois étoiles. Il a moins d’un an sur ce nouveau site et va faire évoluer sa cuisine, entre la cohérence des plats de Val Thorens et les nouvelles brillantes créations. Dès à présent le chef mérite les trois étoiles, du fait de son génie des herbes, racines et végétaux, du fait de son talent pour traiter les poissons et du fait de ce diabolique pigeon, l’un des plus grands que j’aie mangés.
S’ajoute à tout cela son sourire, son dynamisme, la compétence de ses équipes et le talent de Lionel le sommelier. On nous a dit qu’on fera évoluer l’hôtellerie vers encore plus de confort, mais sans attendre ces prometteuses évolutions, ce séjour savoyard en un lieu magique est un incommensurable bonheur.