Après une nuit de repos à l’hôtel Lalique, j’ouvre les volets sur un jour ensoleillé. La journée commence bien. Je marche un peu avant le petit-déjeuner et je vois un vigneron qui dirige deux chevaux, un blanc et un marron, qui tirent un soc de sa fabrication qui permet, selon ses dires, de diviser par deux le nombre de passes dans les rangées de vignes du château Lafaurie-Peyraguey. Je prends le petit-déjeuner avec mes deux amies américaines qui vont déjeuner avec moi au château d’Yquem.
A midi nous nous présentons au château. Valérie, la collaboratrice précieuse du président d’Yquem qui assistait Alexandre de Lur Saluces et maintenant Pierre Lurton sera présente au déjeuner traditionnel qui précède mes dîners en ce lieu, alors que Sandrine Garbay et Francis Mayeur, qui font Yquem et ont assisté aux précédents repas ne seront pas là, retenus par d’autres obligations. Nous serons donc quatre à tester des plats du dîner que j’ai mis au point sur le papier il y a deux mois avec Olivier Brulard, le chef du château, meilleur ouvrier de France (MOF) 1996 qui a fait ses armes notamment avec Michel Guérard.
J’ai apporté un Maury des Vignerons de Maury 1929 qui peut accompagner les plats que nous allons tester mais ne servira pas de témoin, car ce sont des vins bien différents qui seront bus sur les plats ce soir. Le premier plat que nous essayons est le homard cuisiné doucement au sautoir avec de jolies écailles de truffes primeur. Le plat est délicieux. Le cerfeuil en fines feuilles rafraîchit bien le plat ainsi que les feuilles de blettes mais il faut enlever le cœur de blette trop abondant et amer et n’en conserver que des timbres postes. Nous buvons un ‘Y’ d’Yquem 2016 très vert et un peu trop sec, qui va s’élargir dans la suite du repas. Le Maury est très adapté au homard et crée un bel accord car ce vin qui titre 16° a beaucoup de fraîcheur. Il a vieilli en demi-muids pendant plus de soixante ans ce qui lui a donné une belle fluidité et une grande délicatesse. Le plat accompagnera deux montrachets, un du domaine de la Romanée Conti et un de Ramonet. Olivier est d’accord de faire un plat moins réduit, plus aérien et moins salé. Nous nous comprenons bien.
Nous essayons ensuite le foie gras. Dans le menu il est prévu : foie gras de M. Dupérier légèrement fumé puis poché, à la croque-au-sel. L’assiette comporte les foies gras en deux façons, poché et fumé. Il m’apparaît tout de suite qu’il ne faudra pas de fumé, Car le Lafite 1878 ne l’acceptera pas. Il faut aussi enlever les pignons de pin plantés dans les foies. Il se trouve qu’Olivier qui a préparé les foies ne pourra pas mettre deux tranches de poché par personne aussi la solution que nous adoptons est que les foies gras fumés soient servis en deuxième plat pour les bourgognes, après le pigeon, et le foie gras poché sera comme prévu pour le Lafite. Nous buvons le Château d’Yquem 2016, merveilleux dans sa jeunesse folle car il a la candeur et les joues roses d’un bébé. Et cela va bien avec les foies. Le Maury aussi trouve sa place avec le foie non fumé. L’Yquem 2016 sera grand, un Yquem plus frais que puissant.
D’habitude dans mes dîners il y a un seul fromage à pâte bleue pour les sauternes. Mais à force de discuter avec Olivier, nous allons avoir cinq fromages à pâte bleue : trois anglais, stilton, stichelton, shropshire, et deux bleus français, le Régalis composition de Dominique Bouchait, un MOF fromager, et une fourme aussi de sa composition. Il m’appartient de décider de l’ordre de service de ces cinq fromages qui seront présentés sur des assiettes individuelles ce que je fais de bon cœur en vérifiant qu’aussi bien l’Yquem 2016 que le Maury 1929 se régalent de ces fromages. Stilton et stichelton sont mes deux préférés
Le dessert est une croustade « 18 Carats » de mangue cueillie bien mûre au jus de fruit de la passion. J’ai un peu de mal avec la mâche de la croustade, dont le feuilleté se brise en bouche, mais comme mes charmantes convives s’en accommodent, on ne touchera pas à cette recette traditionnelle landaise qui sera parfaite pour les trois sauternes de 1937, 1917 et 1891.
Nous refaisons le point avec Olivier Brulard. Je change la taille des couteaux pour couper le homard, j’exclus les pains pour l’assiette de fromage, je détermine la position des verres sur table, car nous en aurons quatorze qui resteront sur place, je donne les consignes de service du vin par rapport aux plats. Tout semble sur les rails. Ce soir Olivier sera assisté du chef de Cheval Blanc pour qu’il profite de cette expérience.
Mes amies américaines logeront comme moi ce soir au château. Il se trouve qu’elles ont oublié quelque chose à l’hôtel Lalique. Il est à moins de deux kilomètres de distance. C’est un bon prétexte pour aller faire une promenade digestive réparatrice, car à 16 heures, c’est à mon tour de travailler pour une phase cruciale, l’ouverture des vins.
Après la promenade et une minuscule sieste, je suis d’attaque pour l’ouverture des vins. Valérie a renforcé l’équipe de cuisine habituelle du château et il y aura un sommelier pour le service des vins, qui assiste en plus de mes amies américaines à cette cérémonie. J’ouvre les vins dans l’ordre de service. Le Montrachet Domaine de la Romanée Conti 1997 a un parfum d’une générosité rare. Il est gras et joyeux. Le Montrachet Domaine Ramonet 1978 me fait peur. Je redoute un éventuel goût de bouchon, malgré le fait que le bouchon ne sent pas le bouchon. Le sommelier ne ressent rien. Espérons que tout se passe bien. Le parfum du Cheval Blanc 1945 est impérial et glorieux. Ouf ! Car j’aurais été gêné si le vin que dirige Pierre Lurton n’était pas à la hauteur.
Le Mouton Rothschild 1928 a un parfum qui me semble d’une délicatesse rare. Pour l’instant, ça va.
Le Mazy Chambertin Armand Rousseau 1966 a un parfum diabolique. C’est toute la Bourgogne terrienne et laborieuse qui explose dans mes narines. A l’inverse, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1983 a un parfum noble et distingué tout en retenue. Ça allait pour les bordeaux, ça va pour les bourgognes. Comme disait Laetitia, la mère de Napoléon, « pourvu que ça dure ».
Le Lafite-Rothschild 1878 a un parfum miraculeux. La bouteille a été reconditionnée au château en 1990. Le vin a une couleur très rubis clair. Le vin s’annonce suave. Là aussi, je pousse un « ouf » de satisfaction. Le Sigalas Rabaud 1917 est une énorme surprise car son parfum (je ne goûte aucun vin, je les sens seulement) joue dans la cour des grands. Il va faire jeu égal avec le parfum tonitruant de l’Yquem 1937 qui provient de la cave d’Yquem et n’a jamais bougé, et avec le parfum d’une subtilité confondante de l’Yquem 1891. Et la cerise sur le gâteau, comme l’apparition de Liz Taylor en Cléopâtre, c’est le parfum inouï du Malaga 1872, concentré de parfums des mille et une nuits.
L’opération d’ouverture a duré une heure et demie car je me suis bagarré avec de nombreux bouchons qui ne voulaient pas sortir. Et j’ai eu une frayeur qui m’a donné des suées, c’est avec le bouchon de l’Yquem 1891 qui, dès que j’ai sectionné la capsule est descendu dans le goulot et aurait plongé dans le liquide si je n’avais pas réussi à l’agripper en faisant des manipulations d’une douceur extrême puisque chaque essai de piquer le bouchon le faisait descendre.
Epuisé par ces 90 minutes de tension permanente je remonte dans ma chambre pour me préparer car les festivités commencent dans une demi-heure. Sous ma douche j’ai le sourire béat de l’idiot du village, je suis ‘lou ravi’ car je sais que mes vins seront au rendez-vous.
l’extérieur du château
la cour intérieure
dans le château le grand salon et le salon le plus ancien
la salle à manger pour le dîner
la salle à manger du déjeuner
vue sur le jardin et les chais du 1er étage
déjeuner
les plats étudiés et les fromages mis dans l’ordre. La tasse est celle du bouillon des foies gras
vue de ma chambre et le petit salon dans la tour attaché à ma chambre