La présidente de la maison de champagne Krug, Marguerite Henriquez, m’envoie un message me disant qu’elle souhaite offrir un cadeau à son équipe d’œnologie. Son idée serait une visite de cave avec dégustation « spéciale ». L’utilisation du mot « spéciale » ouvre la porte à toutes les folies, aussi, sans hésiter, je lui dis oui. L’idée qui me vient ensuite, c’est de traiter cette visite comme un de mes dîners avec une particularité : dans mes dîners, les bouteilles que je choisis sont parmi les plus belles et les plus saines de ma cave. J’essaie d’exclure le risque. Comme il y aura des œnologues à qui je veux montrer mon « monde » du vin, je vais pouvoir choisir des bouteilles à risque, puisque j’ai instantanément la possibilité d’en ouvrir d’autres lorsque l’on est dans ma cave.
Ce qui m’excite aussi, c’est de pouvoir montrer que des bouteilles que presque tous les sommeliers écarteraient et refuseraient de servir possèdent des charmes inattendus. La chance sourit aux audacieux aussi s’ajoutent deux bonnes nouvelles : Olivier Krug sera de la visite, et c’est Arnaud Lallement, le chef trois étoiles de l’Assiette Champenoise, qui va fournir le piquenique du repas dans ma cave.
J’ai envie de faire un programme de folie et c’est l’occasion unique de combler une lacune. J’ai bu tous les millésimes depuis 1885 jusqu’à 2017 sauf un, le millésime 1902. L’occasion est belle de rendre cette série continue.
Les huit cadres de la maison Krug arrivent en avance avec les paniers en osier très chics d’un piquenique de compétition. La visite commence par un exposé que je fais de ma vision du vin et de ce que je souhaite faire découvrir dans un monde de vins qui n’est pas leur monde habituel. J’annonce qu’il y aura sans doute à la dégustation des vins morts, mais que cela doit faire partie du parcours. Après la visite de cave, qui permet de vérifier notamment que j’ai quelques Krug en cave (ouf), tout le monde s’installe à table. Les mets sont étalés comme en un festin, jambon en dés, saumon fumé, foie gras, pâté en croûte, fromages dont camembert et époisses, tarte aux pommes.
Nous commençons par un Champagne Krug Private Cuvée des années 50/60 qui a perdu 20% de son volume. Le choix d’une telle bouteille est volontaire. La couleur est ambrée avec un peu de gris. Il y a deux niveaux dans ce vin. A l’attaque, on ressent des amertumes qui signent l’âge, mais dès le milieu de bouche, c’est comme si le soleil se levait, le vin est rond, joyeux, d’un fruit souriant. Son finale est inextinguible. Et ce qui est passionnant c’est que très rapidement il n’a plus aucun défaut.
J’annonce que les deux premiers blancs pourraient être à jeter, car lors de l’ouverture des vins à 9 heures, ils n’étaient pas encourageants. Le Meursault Patriarche 1942 au niveau très bas et à la couleur foncée est le candidat idéal pour l’évier. A l’ouverture n’importe qui l’aurait rejeté et je m’attendais au pire. Quelle surprise de voir qu’il est rond, équilibré, discret sans doute, mais très attachant. Il est même buvable et le plus surprenant est qu’il est cohérent. L’oxygénation lente a fait son œuvre.
Le Meursault-Perrieres Mme Lochardet 1929 à la couleur plus claire et au niveau plus élevé a plus de présence et de profondeur. Il est plus strict avec une belle acidité, ce qui fait qu’on peut hésiter entre le 1942 et le 1929, entre rondeur et droiture. Les deux candidats possibles à l’évier ont montré des goûts qui intéressent les œnologues.
Le Meursault Goutte d’Or les petits fils d’Henri de l’Euthe 1945 très beau est juteux, de belle mâche. Il a un beau fruit. On dirait qu’il a trente ans, cela ne choquerait personne. Il y a de beaux rayons de soleil dans ce vin.
Pour le foie gras, j’ai envie de présenter maintenant un vin prévu plus tard, le Château Grillet 1982 qui, comme la Coulée de Serrant, fait partie des cinq grands blancs de Curnonsky. Le niveau est parfait, la couleur est claire et d’emblée, on est en face d’un vin bien construit, solide, carré. Il est assez ésotérique car on sait qu’il est grand, mais on aimerait bien savoir pourquoi. Car c’est un colosse qui ne veut pas montrer ses émotions. On l’aime parce qu’il est riche et carré mais pas parce qu’il émeut.
Le Chablis J. Faiveley 1926 crée un choc pour tout le monde. Comment est-il possible qu’un vin de 1926 qui a 92 ans puisse avoir la folle jeunesse d’un vin de vingt ans ? En plus, il est frais, léger, primesautier, prêt à toutes les folies. Alors, c’est un vrai choc. Avec ce vin on entre de plain-pied dans ‘mon’ monde du vin, ‘mon’, non pas parce qu’il m’appartient, mais parce que j’y vis.
Pour les bordeaux, je n’ai pas joué la facilité. Le Château Durfort-Vivens 1916 m’avait surpris par son nez de framboise et de groseilles à l’ouverture, exactement comme le Beychevelle 1916 de l’académie des vins anciens. Il a toujours ces intonations de framboise et groseille, qui pourraient être un marqueur de 1916. Le vin a une belle acidité, et une belle force. C’est un grand vin comme le 1895 Durfort que j’avais bu au Bern’s Steak House de Tampa.
Le Château Latour 1902 est le premier vin que je bois de 1902 qui me permet d’avoir une chaîne sans discontinuité de 1885 à 2017, à laquelle s’ajoute une cinquantaine de millésimes plus anciens, mais avec des ruptures dans cette chaîne antérieure. Le nez était engageant. Quand je sers, oh surprise, le vin est dépigmenté. Le premier contact est assez aqueux. Mais, c’est la magie du vin, le Latour s’assemble, se structure. Il n’est pas vraiment typiquement Latour, mais on sent sa noblesse. C’est avec mon fils que je verrai comment se comporte le fond du vin sur-pigmenté.
Pour les bourgognes j’ai voulu faire une association sans compétition de deux vins du même climat. La Romanée Saint-Vivant Les Quatre Journaux 1929 au très beau niveau est un vin magnifique et opulent, serein, solide, construit avec énormément de charme. C’est un vin exceptionnel de séduction. Sa parcelle de Saint-Vivant jouxte la Romanée Conti.
La Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 est d’un millésime faible. Aussi son parfum tonitruant est-il une grande surprise. Le nez est envoûtant et en bouche la signature du Domaine, de rose et de sel est d’une vigueur que je ne soupçonnais pas de ce vin bu plusieurs fois. Ce vin est brillantissime.
Faute de comté, c’est avec l’époisses que nous buvons le Château Chalon Jean Bourdy 1945. Ce qui frappe, c’est qu’il est tout en équilibre. La noix est discrète, le vin est dosé et accompli. Il est facile à comprendre car tout en lui est mesuré et élégant.
J’avais prévu de finir par un Yquem 1970 mais l’atmosphère est si sympathique que je me dis : soyons fou et reculons d’un siècle. Je vais chercher (et c’est l’avantage de prendre le repas dans ma cave) un Vin de Chypre 1870. Ce vin, c’est les mille et une nuits. Il explose de poivre et de réglisse mais c’est surtout un vin parfait. Alors qu’il est supposé être doux il est sec et alors qu’il est supposé être lourd, il est aérien. Sa persistance aromatique est infinie. Il aura un vote de république bananière.
Nous votons pour nos cinq préférés des douze vins. Nous sommes neuf à voter. Dix vins sur douze reçoivent un vote. Les deux exclus sont le Krug du début mais je pense que c’est par politesse que mes convives n’ont pas voté pour le vin de leur maison, et le Meursault 1929 pourtant appréciable. Il n’y a que trois vins nommés premiers car le Chypre a cannibalisé six votes de premier, le vin de la Romanée Conti a deux votes de premier et le Meursault 1945 a un vote de premier.
Le classement du consensus serait : 1 – Vin de Chypre 1870, 2 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 3 – Romanée Saint-Vivant Les Quatre Journaux 1929, 4 – Chablis J. Faiveley 1926, 5 – Meursault Goutte d’Or les petits fils d’Henri de l’Euthe 1945, 6 – Château Latour 1902.
Mon classement : 1 – Vin de Chypre 1870, 2 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 3 – Romanée Saint-Vivant Les Quatre Journaux 1929, 4 – Chablis J. Faiveley 1926, 5 – Château Grillet 1982.
J’ai énormément apprécié l’attitude d’écoute de mes convives. Ils entraient dans un monde qu’ils pratiquent peu ou pas et ont découvert que la vie d’un vin n’a pas de limite. L’ambiance de dinette à la bonne franquette, mais franquette trois étoiles quand même, a permis des conversations passionnantes. J’ai été ravi de recevoir ceux qui font un champagne que j’adore. Cette forme de repas où l’on laisse à des bouteilles à risque la possibilité de s’exprimer me plait beaucoup. Comme ce repas a pris la forme de l’un de mes dîners, ce sera le 231ème de mes repas. Merci Maggie d’avoir permis ce moment de partage et de chaude amitié.
Champagne Krug Private Cuvée années 50/60
Meursault Patriarche 1942 (le bouchon émietté est celui qui est juste devant sur la photo accompagné de la capsule blanche)
Meursault-Perrieres Mme LOCHARDET 1929
le bouchon est celui qui est proche de la capsule verte, assez gras
Meursault Goutte d’Or les petits fils d’Henri de l’Euthe 1945
Château Grillet 1982 (on voit que le bouchon était descendu dans le goulot)
Chablis J.Faiveley 1926
Château Durfort-Vivens 1916
Château Latour 1902
Olivier Krug m’a photographié avec le Latour 1902
Romanée Saint-Vivant Les Quatre Journaux 1929 (il est dit qu’il faut décanter la bouteille; Surtout pas à cet âge). Pour une fois il m’a été nécessaire d’utiliser les deux longues mèches car la première – en haut de la photo – n’a prélevé que le centre du bouchon et la seconde était nécessaire pour décoller le reste, très collé au verre)
Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983
Château Chalon Jean Bourdy 1945 (curieusement le bouchon parait attaqué par des vers)
Vin de Chypre 1870 (comme souvent avec ces liquoreux du 19ème siècle, le bouchon a le bas très incliné. Pourquoi, je ne sais pas)
tous les bouchons
les vins dans ma cave dans le programme initial avec Yquem 1970
les bouteilles vides dans ma cave avec le Chypre 1870
les paniers piquenique très chics d’Arnaud Lallement
la table vue du fond de la salle aux bouteilles vides
la table où nous avons déjeuné