Florent est un ami passionné de vin qui boit des vins antiques. Il pourrait être mon fils. Il habite près de Lyon aussi les opportunités de rencontres sont rares. Il vient passer le week-end chez moi. Il m’annonce un champagne de 1899, un Corton de 1915 et deux autres vins blancs, de 1949 et 1962. Je cherche dans ma cave des vins qui pourraient lui plaire et je choisis aussi des bouteilles de bas niveaux ou qui semblent avoir souffert, car le repas principal devant se tenir dans ma cave, s’il y a des déchets, il est facile de remplacer.
Je vais chercher Florent dans Paris, à son arrivée. Lorsqu’il entre dans ma cave, je lui propose que nous trinquions avec un Champagne Krug Private Cuvée années 40 qui a perdu du volume. Le champagne est ambré, assez sombre et le pétillant est faible. En bouche il a une belle personnalité, avec des amers virils, mais il n’est pas très net. Nous lui laissons du temps pour qu’il s’épanouisse et effectivement, cinq minutes plus tard il est net, droit, avec un fruit agréable et une amertume un peu présente. Curieusement, il ne va pas continuer à s’épanouir et restera dans une forme figée, assez noble mais de moindre plaisir que d’autres bouteilles similaires du même lot.
Comme j’avais choisi une bonne quinzaine de bouteilles possibles, nous avons devant nous une vingtaine de bouteilles qui peuvent être ouvertes. Nous allons les choisir et les affecter aux deux repas que nous ferons ensemble. Nous sommes seulement deux car ma femme est partie dans notre maison du sud. Notre choix dépendra des résultats de l’ouverture des bouteilles les plus incertaines.
J’ouvre une bouteille dont l’étiquette totalement illisible a toutes chances d’être de Château Margaux par sa forme mais aussi parce que Florent croit reconnaitre des lettres de Pillet-Will, ce qui situerait Ce Château Margaux au début du 20ème siècle, disons 1910. Le parfum est incertain. Nous mettons la bouteille de côté. Elle sera peut-être un outsider demain.
Je continue à ouvrir une bouteille de forme inhabituelle au long col dont l’odeur est tellement désagréable que je la pose loin des bouteilles de ma cave, pour que cette odeur ne contamine pas ma cave.
J’ouvre une demi-bouteille qui a la forme d’une bouteille de porto. Le nez m’évoque un porto, ou à tout le moins un vin muté doux. Florent est dubitatif sur mon estimation mais nous ne goûtons pas les vins pour garder l’efficacité de l’oxygénation lente.
Les autres ouvertures se feront à la maison pour le dîner et demain en cave pour le déjeuner.
Le programme prévisionnel qui résulte de nos choix est pour le premier dîner : Champagne Krug Grande Cuvée étiquette crème en ½ bt / Domaine de Chevalier blanc 1962 / Meursault inconnu d’une cave de restaurant années 40 / Château Pichon Baron de Longueville 1904 / Château Lafite 1900 / Bouteille inconnue de format demi-bouteille, probable porto / Marc de rosé du domaine d’Ott 1929.
Et pour le déjeuner demain : Champagne Heidsieck Monopole sec ½ bt 1904 / Champagne Veuve Clicquot ½ bt 1899 / Meursault Goutte d’Or Morin Père & Fils 1949 / Corton Geisweiler 1915 / Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915 / Vin de Moselle Allemagne années 10 avec en supplément possible : Probable Château Margaux vers 1910. Un tel programme nous imposera d’utiliser des crachoirs.
A la maison je commence les ouvertures pour les vins du dîner. Un Meursault inconnu d’une cave de restaurant années 40 a une odeur tellement putride que la cause semble entendue et irrémédiablement compromise, mais comme je professe de ne jamais condamner trop vite, nous la laissons tranquille pour un très improbable retour à la vie.
Le Domaine de Chevalier blanc 1962 à la belle couleur d’un or blond a une odeur très prometteuse. Le Château Lafite 1900 a un parfum porteur de tous les espoirs et le Château Pichon Baron de Longueville 1904 me semble aussi apte à tenir sa place au dîner.
Tout est ouvert sauf celle qui va démarrer le repas, le Champagne Krug Grande Cuvée étiquette crème en ½ bt qui doit être des années 90. Je suis frappé par le fait qu’il y a une grande continuité de goût entre ce champagne délicieux et le Champagne Private Cuvée des années 40 que nous avons laissé en cave. C’est un champagne noble, vif, de grande personnalité.
Notre menu sera ainsi composé, après mes emplettes chez un traiteur : foie gras de canard entier / saumon fumé en tranches / rillettes de homard / quiche lorraine / quiche au poireau / saint-nectaire et comté / millefeuille.
Le Domaine de Chevalier blanc 1962 est d’un or blond. Son nez est d’une grande pureté. C’est un vin expressif et puissant, avec une belle minéralité et un gras qui le rend gastronomique. C’est un très beau vin de bordeaux que le saumon met en valeur.
Le Meursault inconnu d’une cave de restaurant années 40 est servi sans illusion et le choc que cela nous cause est incroyable. Ce vin non seulement existe mais il est un vrai meursault. Sur le premier verre, l’attaque est un peu plate, mais le finale est en place. Plus il s’élargit dans le verre plus il devient précis, parfait et gourmand. Alors, nous nous mettons à parler de ce phénomène. Tout d’abord 98% des amateurs de vin auraient immédiatement mis ce vin à l’évier. Ensuite, si nous racontions cette histoire de vin putride qui devient grand, personne ne nous croirait. Et les cas où je suis moi-même persuadé qu’un vin est mort mais revient à la vie comme Lazare ressuscité par Jésus-Christ deviennent assez nombreux. Il y a de quoi alimenter les doutes de ceux qui ne croient pas que ce soit possible. Mais c’est un fait, un vin condamné est devenu bon et même grand.
Je suis aux anges car il y a pour moi beaucoup plus d’émotion de constater qu’un vin ressuscite que de constater qu’un vin attendu comme grand le soit.
Le Château Pichon Baron de Longueville 1904 a une couleur d’un rouge rose d’une grande jeunesse. Le nez est fin et ciselé et en bouche le vin est d’un grand plaisir raffiné. L’acidité est belle, les fruits rouges et roses, légèrement aigrelets sont jolis, composant un vin tout en délicatesse. C’est un grand vin à qui l’on donnerait trois fois moins que son âge. Je l’ai acquis d’un couple de particuliers dont les grands-parents avaient muré une cave avant la guerre de 40.
C’est aussi le cas du Château Lafite 1900 qui provient de la même cave murée. Le nez du vin est d’une noblesse incroyable. Il explose de truffe. Le vin est d’un rouge plus soutenu que le Pichon et sa matière est riche, truffée. Le vin est d’une race très supérieure à celle du Pichon. Nous sommes face à un vin exceptionnel, la perfection du vin de Bordeaux. C’est très probablement le plus grand Lafite que je bois, que je classerais juste derrière le 1844 préphylloxérique et exceptionnel que j’ai bu il y a environ dix ans. Les deux quiches conviennent aux deux rouges.
Nous nous regardons avec Florent et nous pensons l’un et l’autre que personne ne croirait que nous puissions avoir ce soir des vins aussi parfaits, le 1962 dans la plus belle expression des vins de graves, le meursault inconnu, vibrant et authentique meursault épanoui, le 1904 très féminin et le 1900 glorieux et guerrier. Ce n’est que du bonheur.
La bouteille vilaine et inconnue sans étiquette que j’avais ouverte m’avait suggéré un vin muté et dès que je sens et je goûte, aucun doute n’est permis, c’est un Pedro Ximenez des années 10. L’année est évidemment estimée, par le goût, mais surtout par les blessures du temps sur la bouteille et sur le bouchon. La couleur très sombre a des reflets d’or selon l’angle de vision dans le verre. Le liquide est lourd et gras. Le nez intense évoque le café et en bouche, c’est le café, le cacao, les raisins brûlés par le soleil et une combinaison magique de lourdeur et de légèreté. C’est un magnifique vin si pur lui aussi alors que la bouteille paraissait misérable. Décidément, lorsque j’ai choisi des bouteilles à risque, ces vins ont voulu me remercier de les avoir choisies.
Florent ayant lu mes écrits voulait absolument goûter le Marc de rosé d’Ott 1929. Autant dans certaines circonstances ce marc me paraissait doux, autant en ce repas, ce marc semble d’une vigueur extrême et d’un nez de marc puissant. C’est très probablement lié au fait que le marc suit le vin doux très sucré.
Les vins de ce repas ont fait un sans-faute absolu, avec des performances remarquables. Le premier de loin est le Lafite 1900 impérial. En second Florent suggère le Marc de rosé d’Ott 1929 et je vais le suivre dans ce classement. Le troisième serait le Pedro Ximenez car il est d’une pureté et d’une fluidité rare. Les suivants seraient ex-aequo le 1904 et le 1962, le Pichon et le domaine de Chevalier.
Ce dîner d’amitié, avec un ami qui a la même attitude que moi face aux vins anciens est un bonheur total.
Le Pedro Ximenez
le marc d’Ott rosé du domaine d’Ott
Quatre vins bus au dîner.
le Pedro Ximenez et le marc sont à droite sur cette photo