L’histoire commence il y a quelques semaines. Le Figaro avait fort aimablement annoncé la séance de l’Académie des Vins Anciens et avait donné mon numéro de téléphone portable. Un des lecteurs de cette brève envisage de venir à l’académie avec une bouteille intéressante. Nous bavardons. Il me dit tout à coup : « j’organise une dégustation de vins d’Alsace chez Marc Veyrat ». Je ne demande aucune explication, je m’inscris avec mon épouse. Nous arrivons à Annecy à l’auberge de Marc Veyrat. L’accueil est souriant, confiant. C’est agréable d’être reçus comme des amis. Le temps est beau, incroyablement chaud pour une fin d’octobre, et en prenant le thé devant le lac, le soleil nous cuit comme au plus fort de l’été. Le cake est fondant et le thé expressif. C’est une combinaison ravissante. La décoration de la vaste chambre, réminiscence sans doute de la jeunesse du maître des lieux quand il apprenait la nature et ses saveurs est assez dépaysante. Il y a un léger goût d’un peu trop. Le plafond forme un dais en herbier mafflu. C’est original. Je demande si le port de la cravate est nécessaire et l’on me répond qu’il faut être à l’aise pour bien manger. J’ai compris en cours de route pourquoi. On mange certains plats avec les doigts, et les présentations sont telles que le risque du teinturier est permanent. Ma cravate du premier soir est une miraculée. Elle n’apparut pas le lendemain, sauf pour saluer les inconnus nouveaux amis avec qui j’allais partager une fantastique émotion. Je suis particulièrement content de ne pas être chargé d’un guide, d’un jugement sur un restaurant ou sur un chef, car si j’étais resté un seul soir, j’aurais commis un énorme contresens. Rebuté par la présentation d’un plat, j’ai boudé mon plaisir, alors que le lendemain, cornaqué par l’ami de Marc Veyrat, et aidé par son groupe d’amateurs qui savent déchiffrer chaque composante des plats de ce génie ébouriffant, j’ai vécu une aventure absolument exceptionnelle. Le bilan est tellement positif que cela ne me gêne pas de rapporter mes impressions du premier soir, qui seront infirmées le lendemain. La salle à manger est rustique comme une Stube autrichienne. Décoration définitivement typée de grange, de chalet, de ferme alors qu’on est dans une maison bourgeoise pur jus. Les chaises portent en médaillon les initiales gravées MV comme le joli meuble campagnard de notre chambre et toute la vaisselle rustique. Comme chez Bocuse, c’est un signe. Le menu a été conçu à l’avance, car il ne faut pas de doublons avec le grand repas de demain, marathon prévu pour durer tout l’après-midi. Je consulte la carte des vins fort intelligente mais aux prix surréalistes. Cela me conduit naturellement vers une Roussette Marestel « Altesse » de M. Dupasquier de 1988 car je sens qu’il faut boire un vin de la région. Arrive la mise en bouche en trois parties. On commence par un émerveillement. Une petite poudre se suce comme ces poudres de mon enfance, et une soupe que l’on ajoute donne des saveurs, des parfums merveilleux. C’est une tasse de semoule de lichen. On se dit que ça démarre sur les chapeaux (excusez l’allusion facile) de roue. Car ces saveurs là sont diaboliques. Le « Soda Vera » est drôle. C’est amusant, joli comme un cœur, mais ce breuvage crée une rupture. Une vraiment délicieuse pizza toute en finesse me pousse à demander d’essayer dès maintenant la Roussette. Quel beau vin ! Je ne suis pas expert en vins de Savoie, mais ce vin bien rond, bien plein, très salin en fin de bouche et très pâturage, raifort en milieu de bouche est diablement intéressant. Il va tenir avec tous les plats du dîner, ce qui est une vraie prouesse. Pendant qu’autour de nous se déroule le cérémonial du grand menu, arrive le premier plat. Imaginez trois traverses de chaises, carrées. Elles sont posées comme en un jeu de mikado, et dans des trous, de la salade abondamment baignée dans un vinaigre lourd est plantée, formant une forêt. A coté, parquées dans une pâtisserie, des queues d’écrevisses frottées d’un coulis de bleu de Termignon en cornet attendent ma fourchette. Il faut manger la salade avec les doigts et c’est un exercice impossible. Les salades, délicieuses au demeurant, sont coincées dans leur support. En tirant dessus, on disperse la sauce. On a les doigts qui coulent, le museau barbouillé. J’essaie le plus longtemps possible et je cède, quand ma femme n’essayera même pas. Les écrevisses sont délicieuses, ne réclament pas trop le bleu. Cette difficulté m’a contrarié plus qu’elle n’aurait dû. Le plat suivant est d’une immense originalité. Son intitulé : « jaune d’œuf de 9h00 reconstitué, seringue de carvi de Manigod ». Un œuf est là. Un serveur perce le blanc couleur jaune pâle d’une seringue. Le jaune s’échappe et on le rattrape à l’aide d’un biscuit qui rappelle les meringues de notre enfance, en plus sophistiqué tant en saveur qu’en texture. Tout cela est d’une complexité extrême et d’un goût réellement intéressant. Comme on est dans l’exercice de style et de grand style, j’approuve. Un cocktail à base de fruit de la passion, tout fumant d’une réaction chimique créée sur place est une aimable pause extrêmement acide. Il s’appelle aussi « soda vera ». Ne crée-t-il pas de rupture pour les vins ? J’ai constaté que non si l’on sait attendre. Il permet incontestablement de doper l’appétit. Le pigeon est ferme, viril, charnu et fort goûteux. Les saveurs qui l’accompagnent, cette émulsion de cacahuètes, est un petit bonheur. Le vin là-dessus chante généreusement. Les légumes, extrêmement typés de fleurs dures et pénétrantes s’opposent fortement au goût du pigeon. C’est lié à la berce, cette ombellifère à la fleur blanche proche de la reine des près, qui marque les légumes comme d’une écorce de mandarine. Le plateau de fromage est magistral et les conseils de Samuel Ingelaere, très intelligent sommelier, ardent défenseur de la Savoie vineuse, sont d’une exactitude absolue. Le dessert est nettement plus raisonnable. Le service du petit déjeuner confirme l’impression que j’avais eue hier. Cet homme est généreux. En fait il voudrait que tout repas se déroule comme une tablée de copains où les manches sont retroussées et les doigts servent autant que les fourchettes. Et on se lèche les babines. Ce coté nature, qui tranche avec l’image médiatique de l’homme, entraîne forcément la sympathie. Les jus, les confitures, tout ici est un morceau de nature authentique comme le paradis savoyard qui entoure le lieu. Je n’étais pas encore réellement entré dans la logique du chef. Et c’est un de ses amis, grand esthète organisateur du repas à thème de ce samedi, qui va m’emporter dans un tourbillon gustatif que nous comprendrons encore mieux, guidés par lui et ses amis, goûteurs assidus de ses créations. Voici le menu. Amuses bouche : Tartiflette virtuelle en packaging, pommes de terre, reblochon, déstructurée. Tasse de semoule de lichen / Pot de yaourt de foie gras, gelée végétale, myrrhe odorante (plantes sauvages cueillies au-dessus de 1800 mètres) / Nouveaux raviolis de légumes, trois souffles de vinaigrette / Cannellonis farcis virtuels (sans féculents, ni œufs), coulis de poivrons, trait de cèpes / Féra du Lac rôtie sans graisse, tendre benoîte urbaine (arômes de champignons et de clous de girofle) / Bar éclaté, pinceau de chocolat blanc, sirop de citronnelle sans sucre de Madagascar ou d’ailleurs / Morue dessalée dans sa toile de reblochon, polypode commun, caramel acide aux fruits de la passion, citron vert / Homard breton en rondelles grillées, bonbons de verveine sans sucre / Ris de veau au coulis acide, beignets de pommes vertes, chartreuse de chez nous / Truffe entière en croûte, jus de truffe / L’ercheu des fromages de Savoie et particulièrement des Aravis / Forêt noire déstructurée, glace griottines / Pannequets de mangues soufflés, passions, glace de riz éclaté. Il est impossible de décrire tous ces plats, tant on va de merveille en merveille. Certaines prouesses techniques sont quasi irréelles comme ces cannellonis virtuels, la purée de pommes de terre crémeuse à la Robuchon faite sans beurre ( !), le chocolat blanc du bar, etc. Mais je peux désigner sans hésiter la morue comme mon plat de l’année.
La réglisse, le caramel que Marc Veyrat est venu lui-même préparer dans mon assiette et doser sur ma fourchette ont produit une saveur absolument éblouissante, et le vin, comme le skieur qui prend son envol au bout du tremplin, alignant ses gants sur les plis de sa combinaison comme un officier de carrière, fait une continuité invraisemblable de rectitude avec le plat. Un de ces moments d’émotion rares où le vin et le plat se portent. Ce Saint Hune VT 1989 est à se damner. Il faut signaler que Samuel avait étudié ses accords avec une précision extrême. Faire changer une recette à Marc Veyrat tient du défi majeur. Le chef était d’humeur joyeuse et ceci a influencé notre repas et notre enthousiasme de la plus belle des façons. Le choix des vins d’Alsace montre à quel point cette région recèle des trésors du plus haut niveau comme me l’avait déjà montré Jean Hugel. Voyez plutôt : Le Pinot Noir, réserve, Cuve 7, F.E. Trimbach 2003 côtoie un Pinot Noir, Cave Vinicole à Turckheim 1969 manifestement plus tuilé de couleur, aux arômes portant des traces d’âge, mais revigoré par les saveurs provocantes. Deux vins très opposés qui brillaient, tantôt l’un, tantôt l’autre sur les amuse bouche. Le festival des blancs est tel que je serais incapable de lui trouver un défaut. Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, Vendanges Tardives, Théo Faller 1985, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1997, Riesling Grand Cru Schlossberg, Paul Blanck 1981, Riesling Cuvée Frédéric Emile, F.E. Trimbach 1979, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Riesling Clos Sainte Hune, Vendanges Tardives, F.E. Trimbach 1989, Riesling Grand Cru Vorbourg, Clos Saint Landelin, René Muré 1998, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1999, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1981, Tokay Pinot Gris, Cuvée Sainte Catherine, Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim, Sélection de Grains Nobles (SGN), Marcel Deiss 1989. Certains accords sont d’une précision diabolique. Schématiquement ce sont tous les vins qui accompagnent les poissons, celui de la truffe, les accords avec les fromages mais parce qu’ils sont judicieusement choisis. Et, à se damner, la mangue et le Gewurztraminer. Mon voisin de table avait apporté le 1969 et le 1964. L’accord du plat avec son 1964 est si grand qu’il s’est mis à pleurer de cet accord parfait, mais aussi de voir briller « son » vin. Cela le touchait. On est sensible à la performance de son propre vin. L’aventure était si complexe et les vins si parfaits que je n’ai fait aucune description, pris aucune note. De mémoire je ferais ce classement : Riesling Clos Sainte Hune, VT, F.E. Trimbach 1989, Tokay Pinot Gris Cuvée Sainte Catherine Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim (SGN) Marcel Deiss 1989, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, VT, Théo Faller 1985. C’est ce choix qui me vient. Les vins étaient tellement bons qu’il n’y a pas de nécessité d’en faire émerger un plutôt qu’un autre. Un ami écrivain du vin à qui j’avais évoqué mon voyage m’avait dit que je ne pouvais pas quitter le lieu sans essayer l’omble chevalier. J’avais réservé une table pour le dîner, même en sachant que nous serions encore à déjeuner à 18h. Je n’eus aucune difficulté à convaincre une majorité de mes amis de m’imiter. La table réservée pour deux devint vite une table pour sept. L’omble chevalier est confit à basse température, au genièvre de Talloires (si cette dame désire taquiner l’hameçon). Ce n’est pas moi qui le dit, mais le menu. Présenté entre deux écorces de pin, ce poisson est absolument divin. Là-dessus, un Crépy de Léon Mercier 1955, vin de la région du lac Léman à base de chasselas, vin de mes goûts, long en bouche a créé un accord lumineux. Ce dîner se justifiait rien que par cela. Mais le chef avait ses caprices. Alors qu’on avait supplié : « un omble et rien d’autre », le repas, commençant par les deux soda vera pour nous mettre en route nous fit apprécier le foie gras servi en yaourt à la myrrhe odorante sur un champagne Larmandier-Bernier, vieilles vignes de Cramant 2000 fort exact et floral puis les boudins de crustacés, langoustines sans féculents, dans une boîte de conserve comme l’aurait aimé mon père, sauge sans vaporisateur, la vraie sauvage … c’est ce que dit le Maître. Un gourmand de la table aurait aimé renouer avec les pannequets de mangues de ce midi (enfin pas tout à fait midi car c’était au dessert) qui avaient diaboliquement flirté avec le Gewurztraminer de Deiss. Mais il y avait un le macaron "raté" aux litchis et à la framboise magique (raté est évidemment dans le titre, pas dans le plat). Il était temps de se quitter, ravis que nous étions d’un grand moment de gastronomie dans une bonne humeur générale, persuadés de nous retrouver pour de nouvelles aventures. Ce chef ne laisse pas indifférent, avec ses excès, ses choix tranchés. Mais il écrit des pages nouvelles de la gastronomie. Il bouscule le gourmet. Et comme il ouvre des horizons nouveaux et novateurs, c’est des deux mains qu’on applaudit à ce qui fut un moment inoubliable où la Savoie et l’Alsace furent unies pour un chef d’œuvre par un chef génial, un sommelier d’une finesse rare, et un groupe d’esthètes raffinés.