Nous allons nous retrouver au restaurant Garance, Florent, Jean-Philippe, Tomo et moi. J’avais fait livrer mes bouteilles au restaurant il y a deux jours et j’arrive à 18h30 pour ouvrir mes vins. Je suis assez vite rejoint par Tomo qui est curieux de voir mes apports pour choisir les siens.
Ayant apporté deux Filhot 1888, pour être sûr d’avoir une bonne bouteille, je commence par l’une d’elles, pour décider si l’autre devra être ouverte. Le bouchon que l’on peut voir à travers le verre du goulot est tout recroquevillé. Il y a un risque que je le fasse tomber au moment où je voudrai planter la pointe du tirebouchon. Fort heureusement, j’extrais le bouchon entier. Nous essayons de lire le millésime, mais c’est très difficile. On reconnait bien Lur Saluces sur le bouchon. Je sens un parfum délicieux que je fais sentir à Tomo. L’odeur est si belle qu’il est inutile d’ouvrir la seconde bouteille. Tomo qui est curieux scrute la capsule du deuxième Filhot 1888 et lit : « 1867″. Mon cœur bondit. Car si j’ai en cave un certain nombre de sauternes des années de 1880 à 1900, j’ai bu presque tous ceux de la décennie 1860. La rareté d’un tel vin est pour moi extrême. Nous regardons la capsule et il est assez aisé de lire : « Lafon Propriétaire, puis « médaille d’or », puis 1867 d’une lisibilité parfaite. Cela me montre que mon examen en cave était tout sauf sérieux. Tomo, tentateur, me dit : « on l’ouvre ? ». Pendant toute la soirée, mes amis me feront un numéro de charme pour que j’ouvre cette bouteille. J’ai résisté car une telle bouteille demande une préparation psychologique avant que je ne décide qu’elle soit à l’ordre du jour. Il apparait aussi que les trois bouteilles de ma cave que je croyais identiques ne le sont pas, ce qui remet en cause la datation du Filhot en 1888. C’est Florent à l’œil de lynx qui nous déchiffrera le millésime qui est 1891.
J’ouvre maintenant les rouges. Le Saint Emilion Réserve des caves Courtiol 1919 a un niveau très acceptable car la bouteille a été cirée. Le nez est un peu poussiéreux, mais le retour à la vie est possible.
Le Château Crusquet Premières Côtes de Blaye 1945 a un nez plus poussiéreux encore est j’ai un peu peur d’un difficile rétablissement de ce vin.
J’avais annoncé dans mes mails un Château Margaux qui est très probablement un 1928. Tomo, sans prendre la bouteille en main m’annonce, de loin : « ça, c’est la Lagune ». Comment peut-il voir cela ? Je regarde alors plus attentivement la capsule et je lis très distinctement Château Grand La Lagune. De loin, c’est l’apparence du château gravé dans la capsule qui m’avait induit en erreur. De ce fait, si ce n’est plus Margaux, ce n’est plus forcément 1928. Je sais que j’ai acheté des 1934. Ce sera donc Château Grand La Lagune 1934. Le nez de ce vin me paraît le plus sympathique des trois. On verra que mes capacités divinatoires sont aussi brillantes que ma préscience olfactive.
Tomo me présente alors ses apports. Ce serait Dom Pérignon 1971 et un Bonnes-Mares Lupé-Cholet 1923. Mais nous n’avons pas de vin blanc. Tomo me propose un Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1989 et me dit qu’il a aussi un Bâtard du même domaine et de la même année. Ayant un amour particulier pour les Bâtards du domaine, je choisis Bâtard. Vingt fois Tomo me reprochera d’avoir choisi Bâtard, car il voulait Chevalier. Le 1923 ne sera pas au programme.
Florent arrive et j’ouvre ses deux vins. Le festin peut commencer.
Le Champagne Dom Pérignon 1971 est d’un ambre déjà soutenu. Le champagne est évolué, mais il est d’un charme et d’une douceur qui nous réjouissent. La brioche qui arrive est au chevreuil. Elle crée un accord sensible avec le champagne en lui donnant un joli coup de fouet. Jean-Philippe aime bien l’accord avec la brioche trempée d’une sauce à la moutarde mais je n’ose pas, préférant profiter de la brioche au chevreuil. Si ce 1971 est un peu plus évolué qu’il ne pourrait, il est enjôleur à souhait. C’est un champagne de plaisir.
Le Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 1989 est un solide bourguignon. Puissant sans l’être trop, il n’a peut-être pas la vibration que Tomo aurait souhaitée, mais c’est un solide compagnon de gastronomie et il est en particulier extrêmement pertinent sur les croquantes premières asperges vertes.
Pour le Château Filhot 1891, j’avais suggéré à Tomo que l’on prévoie un ris de veau, car j’avais une furieuse envie de l’essayer ainsi. Je demande à Tomo s’il a indiqué à Guillaume Iskandar, le chef, que le ris de veau serait sur le Filhot. Tomo me dit qu’il ne l’a pas fait. Deuxième émotion pour mon pauvre cœur après le 1867 ! Que va-t-il se passer ? En fait, le ris de veau est superbe, d’une cuisson parfaite et le Filhot crée un accord merveilleux. Jean-Philippe le confirme. Le sauternes est extrêmement foncé, presque trouble. Son nez est un parfum capiteux. Ce vin est très difficile à décrire, car il est d’une complexité gustative dont les composantes sont d’une subtilité à peine suggérée. Le vin est gourmand, joyeux, luxuriant comme les mille et une nuits. C’est un vin de bonheur et ce qui me frappe, c’est la première attaque qui est presque mentholée, et le final qui est d’une fraîcheur confondante. Un vin aussi frais et vivant que cela, c’est extrêmement rare. Le vin et le ris créent un accord qui est un des moments très forts de ce dîner.
Le Saint Emilion Réserve des caves Courtiol 1919 est servi en même temps que le Filhot sur le ris de veau pour que l’on puisse comparer les pertinences et c’est le Filhot qui emporte la palme. Mais le bordeaux me subjugue. Sa couleur est d’une fraîcheur invraisemblable, d’un beau sang de pigeon, son nez est presque parfait et ce qui frappe, c’est la fraîcheur de ce vin. Le final se prolonge à l’infini sur des notes aussi mentholées et Florent dit que bien des bordeaux plus nobles de 1919 n’atteindraient pas ce niveau de plénitude. C’est un vin sans origine, mis en bouteille par un caviste de Boulogne sur Seine, qui se conduit comme un grand Saint-Emilion. Je suis heureux d’avoir fait une bonne pioche en acquérant ce vin.
La viande de bœuf de Guillaume est une merveille. Elle accueille quatre rouges. A gauche, le Château Crusquet Premières Côtes de Blaye 1945. Le nez a encore de la poussière. L’attaque est belle mais c’est surtout sur le final que l’impression de poussière est désagréable. Au fil de la dégustation, la poussière s’atténuera mais sera quand même marquante. Le vin présente toutefois de l’intérêt, car il a du corps et un fruit encore vivant. Sa couleur est surprenante de vigueur.
Le Château Grand La Lagune 1934 est bouchonné aussi bien au nez qu’en bouche. Nous n’insistons pas. Le troisième rouge sur la viande est le Château La Conseillante 1928. Tout-à-coup le silence se fait, car nous sentons que nous tenons un vin de première grandeur. Il est tout simplement immense. Il a une richesse de trame et un velouté qui sont exceptionnels, et son final se pare d’un panache glorieux. Nous jouissons de la mâche extrême de ce vin. C’est son grain qui est merveilleux. C’est un très grand pomerol.
La tâche est bien rude pour le Beaune Grèves Camille Giroud 1945 tasteviné en 1955. Si nous l’avions bu seul, il aurait exposé ses subtilités bourguignonnes. Mais La Conseillante accapare nos esprits.
Nous avons fini les vins apportés et nous sommes en pleine forme. Le dessert annoncé comporte un sorbet et du chocolat. L’eau semble la boisson la plus pertinente mais Tomo est d’humeur partageuse. Il fait ouvrir un Champagne Krug Clos du Mesnil 2000. Le dernier que j’avais bu m’avait rebuté par sa jeunesse folle. Celui-ci est aussi jeune et aussi fou, très citronné, mais plus que l’autre fois, on reconnaît la richesse du Clos du Mesnil.
Nous avons voté pour les vins. Il aurait été dommage de hiérarchiser ente le Filhot 1891 et La Conseillante 1928, deux vins d’une perfection absolue. Nous avons tous été d’accord pour mettre ces deux vins ex-æquo, les vrais grands gagnants du dîner. Vient ensuite le Dom Pérignon 1971 et le Saint-Emilion 1919 qui mérite d’être récompensé par sa performance et son originalité. Le plus bel accord est le Filhot 1891 et le ris de veau et le plus beau plat est celui de la viande de bœuf goûteuse.
Nous étions pris d’une douce torpeur tant ce repas fut exceptionnel. Nous avons, comme au poker, misé sur table ce que nous ouvririons pour une revanche. Les vins sont décidés et la date aussi. Que c’est agréable de partager dans ce climat d’amitié !