Au restaurant Le Chiberta qui fait partie des restaurants de la galaxie Guy Savoy, je retrouve Gilles de Larouzière, président du groupe qui possède entre autres les champagnes Henriot et la maison Bouchard Père & Fils. Je lui avais demandé si je pouvais apporter un vin et il m’a fait savoir que je pouvais.
Que choisir en cave ? Son groupe est actif en Champagne et en Bourgogne, il est donc exclu que je choisisse dans ces régions. Comme nous déjeunons, j’élimine les liquoreux peu propices au travail postprandial. Que reste-t-il ? J’arpente des allées en cave et mes yeux se portent sur une bouteille de Vin d’Alsace Léon Beyer qui indique « Rouge d’Alsace » Pinot. La bouteille est assez sale et opaque, avec un verre teinté mais par transparence je vois un liquide clairet qui s’inscrirait plus dans le camp des rosés que celui des vins rouges. Il n’y a pas de millésime mais on peut penser aux années 60 voire un peu avant. Voici une bouteille énigmatique qui conviendrait bien à ce repas.
J’arrive en avance et mon hôte avait déjà fait ouvrir une bouteille. Je demande la permission d’ouvrir la mienne et je l’obtiens. Le nez de mon vin est très expressif et engageant. Gilles arrive et nous commandons les mêmes plats : noix de Saint-Jacques de Normandie en fine chapelure de sarrasin, mousseline de topinambour, salade amère, sauce diable au cresson / faux-filet de bœuf Angus rôti, légumes comme un pot-au-feu, vinaigrette moelle-estragon.
Nous goûtons le Rouge d’Alsace, Pinot Léon Beyer années 60 et le nez puissant est sympathique. Il n’est pas incompatible avec le nez d’un vin rouge. En bouche, au début, j’ai du mal à imaginer un vin rouge, mais Gilles reconnaît sans conteste le pinot. Et le vin s’assemble, ne montrant pas de véritables traces d’âge. Il est riche, rond, et plus il s’épanouit, plus il évoque pour moi les vins de la Romanée Conti d’une année frêle, car il y a dans le finale le sel qui est un marqueur fort des vins du domaine. S’il en a le sel, il n’a pas, bien sûr, les complexités des vins de la Romanée Conti, mais il a beaucoup de charme. Ce vin se montre gastronomique et porteur de plaisir. Jamais je n’aurais cru qu’on obtiendrait un résultat aussi agréable. Plus il va évoluer dans le temps, plus je reconnais un vin rouge d’une région froide, comme l’Alsace ou le Jura. Son acidité est superbe et ses amers et sa râpe sont fort agréables. En fait, je me mets à l’aimer.
Pour la viande, nous goûtons le Bonnes-Mares Grand Cru Domaine Bouchard Père & Fils 2009. Le nez est élégant, avec de jolies notes veloutées. L’attaque est superbe, riche et équilibrée. C’est d’Artagnan quand il est sage. Le finale est un peu plus court, ce que Gilles ne pense pas, et effectivement, sur le plat de viande, il gagne en longueur. C’est un vin extrêmement subtil et noble, dont j’apprécie le velours qui n’exclut pas la richesse.
La viande baignant dans son pot-au-feu n’est pas exactement le compagnon idéal pour le Bonnes-Mares, alors que le vinaigre de la sauce crée un accord magistral avec le vin d’Alsace qui s’épanouit dans cet accord. Pour prolonger le plaisir du vin de Bouchard nous prenons chacun une assiette de fromage et le Bonnes-Mares devient plus opulent et heureux de vivre.
Le Bonnes-Mares est sans conteste un plus grand vin mais j’ai les yeux de Chimène pour le vin d’Alsace qui nous a offert beaucoup plus que je n’espérais et a créé un accord avec le plat de viande de la plus belle complémentarité. Ce déjeuner nous a permis d’ébaucher de belles idées. Le restaurant est agréable pour l’espace entre les tables et pour le service. Nous n’aurions sans doute pas dû choisir une viande dans un bouillon, difficile à couper dans l’assiette creuse. Ce fut un beau déjeuner.