C’est à la Manufacture Kaviari que j’ai rencontré un couple sympathique. Ces nouveaux amis nous ont fait découvrir le restaurant Neige d’Été. Par symétrie, nous avons proposé de leur faire découvrir le restaurant Pages. Ayant récemment fait la connaissance d’un autre couple aussi sympathique à la Manufacture Kaviari, je leur ai proposé de se joindre à nous pour le dîner déjà programmé. Kaviari est le dénominateur commun entre nous six.
J’apporte les vins de ce repas. A 18 heures je suis sur place pour les ouvrir. A peine touché, le bouchon du Kebir Rosé se met à glisser vers le bas. Il faut agir tout en douceur pour qu’il ne tombe pas. Je le récupère et il sort en trois morceaux, sans que rien ne tombe dans le vin. Le Châteauneuf-du-Pape et le sauternes sont ouverts sans difficulté. J’avais donné rendez-vous à un ami français vivant à Singapour. Il a pu regarder les ouvertures et sentir les vins. Nous avons bu sagement une bière en dégustant les édamamés du bistrot 116 qui appartient aussi au chef Teshi.
L’ouverture n’ayant pas pris trop de temps, je compose avec le chef Ken et son équipe le menu en tenant compte des vins. Lumi, la directrice du restaurant, me suggère le menu avec truffe, mais la truffe, si elle est « accompagnante », ne me tente pas. Si nous prenons de la truffe, ce doit être pour elle seule. Ken va faire un toast à la truffe qui sera servi seul, entre deux plats et non en accompagnement.
Le menu est ainsi rédigé : persil, sablé parmesan et céleri-rave, tartare de cabillaud / Aburiyaki de bœuf Ozaki / risotto, ormeau / homard bleu breton, bisque au comté et vin jaune / lotte sauce vin rouge / agneau de lait, jus d’agneau, salsifis / toast à la truffe noire / trois bœufs, Salers 11 semaines, Charolaise 11 semaines, wagyu Ozaki / poivre Voatsyperifery, meringue citron vert, litchi, fruit de la passion, ananas / millefeuille de chêne.
Sur les amuse-bouches nous buvons le Champagne Krug Grande Cuvée étiquette crème dont les vins doivent dater de la fin des années 80 et du début des années 90. Le parfum de ce champagne est éblouissant de richesse et de noblesse. La couleur est claire, à peine dorée et la bulle très fine est active. Ce champagne est dans la haute aristocratie des champagnes, par ses infinies complexités.
Je fais servir par Matthieu le Kebir-Rosé Frédéric Lung années 40 afin que sur les plats nous puissions choisir le champagne ou le rosé. Le nez du rosé, à l’ouverture, était prometteur. Il est toujours brillant, fort, suggérant la puissance d’un vin très foncé. Le vin conquérant évoque pour moi le café, caractéristique des vins algériens, le cigare et le fumé. Il est évident – instinctivement – qu’il faut le Kebir sur le carpaccio de wagyu. Et l’accord est transcendantal car il y a une continuité de goût absolue entre la viande et le vin. Le Krug est possible mais ne crée pas la même osmose.
L’ormeau, à l’œil, m’aurait donné envie d’essayer un rouge, mais en goûtant, il est évident qu’il faut le Kebir qui est le compagnon idéal de ce plat que j’adore, si réussi par Pages.
Pour le homard, ce qui me tente c’est que l’on essaie trois façons de l’accompagner. Avec le Krug, l’accord est parfait, si naturel et si pertinent. On pourrait se contenter de cela. Avec le rosé, l’accord existe, mais moins précis qu’avec le Krug. Le Châteauneuf-du-Pape Domaine du Pégau 1985 avait à l’ouverture un parfum d’exception, la pureté idéalisée du parfum d’un Châteauneuf. Ce parfum est divin et en bouche, on est impressionné par l’équilibre et le charme d’un vin du Rhône qui a tout pour lui. Ce vin est charme, plus que velours. Et il offre une précision absolue. L’accord avec le homard se fait, mais on revient avec bonheur au Krug, partenaire idéal.
La lotte n’accepte qu’un compagnon, le vin du Rhône qui s’épanouit. Je n’en reviens pas qu’il puisse avoir un tel équilibre.
Il est temps d’ouvrir un vin que j’ai voulu n’ouvrir qu’au dernier moment pour profiter de la grâce particulière de son éclosion. Le Vega Sicilia Unico 1991 explose de fruits noirs. On dirait un jus de myrtille. Il est d’une folle séduction. Il est plus puissant que le vin du Rhône mais il n’y a pas de compétition. Le vin espagnol est tout en séduction, jouant sur sa jeunesse folle alors qu’il a 28 ans. Le suivi de son éclosion, avant qu’il ne s’affirme, est un rare plaisir.
Les deux plats de viande sont parfaits, et l’intermède du toast à la truffe est idéal pour le Vega Sicilia, mais le Krug ainsi que le rosé se complaisent aussi avec la truffe particulièrement odorante. Ce qui est fascinant, c’est que tous les accords se sont montrés brillants et qu’il y a toujours eu un vin qui formait l’accord idéal. J’ai même essayé le wagyu très gras avec le rosé et ça marchait mieux qu’avec le vin espagnol moins à l’aise sur la viande japonaise qu’avec les viandes françaises plus matures.
Le premier dessert de Yuki, la charmante et souriante pâtissière, est un miracle de fraîcheur. Le Château Bernisse Castelnau Sauternes 1961 a une robe claire, un nez discret et subtil et une bouche délicate. C’est un sauternes en suggestion. Il est idéal pour ce premier dessert. A ma grande surprise, il se comporte bien aussi avec le dessert plus riche, un millefeuille au parfum de feuilles de chênes.
Ce repas ayant été organisé comme un de mes dîners, nous avons voté. Nous sommes cinq votants puisque ma femme ne vote pas, pour désigner nos trois préférés des cinq vins. C’est fou de constater que quatre vins ont été nommés premier ! Tous ont été nommés au moins une fois premier sauf le sauternes, le Châteauneuf ayant deux votes de premier.
Le classement global est : 1 – Kebir Rosé années 40, 2 – Krug Grande Cuvée étiquette crème, 3 – Vega Sicilia Unico 1991, 4 – Châteauneuf Domaine du Pégau 1985, 5 – Château Bernisse Castelnau 1961.
Mon classement est : 1 – Châteauneuf Domaine du Pégau 1985, 2 – Krug Grande Cuvée étiquette crème, 3 – Kebir Rosé années 40.
Si le Kebir n’est pas premier pour moi c’est qu’il n’était pas une découverte alors que cela a joué pour mes amis. Le Kebir est le seul à avoir eu des votes de tous.
Ce dîner a été un cas d’école pour les accords mets et vins. Nous sommes allés d’enchantement en enchantement. Les plus spectaculaires ont été le Kebir avec le carpaccio de wagyu, le Krug avec le homard et le Vega Sicilia avec le toast à la truffe. L’équipe de cuisine a fait des prodiges sur des produits de haute qualité comme le homard splendide et imposant. Le service était enjoué, Matthieu a été notre complice dans le service des vins, l’atmosphère a été joyeuse.
Le restaurant Pages est à la porte de la deuxième étoile, qu’on se le dise.
les vins préparés en cave. Le champagne de droite ne sera pas ouvert.
les impressionnants hormards