Pour l’instant, je ne suis pas lassé d’ouvrir des bas niveaux de vins récemment inventoriés. Alors, je continue avec un Château Pape Clément 1929. Le niveau est juste au bas de l’épaule mais pas en dessous. Le haut de la capsule est magnifiquement ciselé, montrant bien sûr la tiare et les deux clefs du Vatican mais aussi : « J. Cinto Propriétaire ». A 16 heures le bouchon est tiré, de belle qualité et le chiffre 1929 est clairement lisible. Le nez évoque une vieille armoire ou un tiroir qui n’a pas été ouvert pendant des décennies, mais il n’y a aucune odeur rédhibitoire. Rien ne se dessine à ce stade.
Au moment de servir, quatre heures plus tard, le nez est encore incertain, discret et sans mauvaise odeur. La couleur est assez fortement terreuse, ce qui n’est pas très encourageant. Avant de le boire, je pense à mon approche dans la dégustation des vins. Je dis toujours dans mes dîners et à l’académie des vins anciens : « on ne juge pas un vin, on essaie de le comprendre ». Et j’ajoute : « le mot important est : »on essaie », car cela veut dire qu’on est humble ». C’est ainsi que je ne donne jamais de notes aux vins. Donner une note, c’est se croire le maître et considérer le vin comme l’élève. Qui peut avoir cette prétention ? Je considère que le vin est mon maître et je suis son élève. Je l’écoute.
Bien sûr je ne peux pas ignorer que les notes données aux vins sont comme un étalonnage. Les experts s’en servent. Mais les amateurs ne devraient pas, parce que leur notation est purement subjective. Je me remémore l’une des plus belles séances de l’académie des vins anciens. C’était au début 2006. Nous étions 52 académiciens, forts de 47 vins à partager. Aubert de Villaine avait apporté un Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1942, Pierre Lurton avait apporté un Yquem 1937, Didier Depond avait apporté un Champagne Salon 1959 en plus d’un Bouzy Delamotte 1933 et Jean Hugel avait apporté un Riesling Hugel Sélection de Grains Nobles 1915 qui est à mon sens le vin le plus extraordinaire que nous ayons bu à l’académie.
J’étais assis à côté d’Aubert de Villaine. Le champagne Salon 1959, ouvert sur l’instant, a une couleur de bouillon ne dit rien qui vaille. Dégorgé sans doute il y a plus de trente ans il n’a plus de bulles. Assez rapidement je me rends compte que ce vin est mort, et bien qu’il sorte de la cave du domaine, cela peut arriver. Pour moi la messe est dite, mais Aubert de Villaine cherche à trouver des morceaux de message et à comprendre ce vin. J’ai beaucoup apprécié cette attitude positive. Force était de constater que le vin était mort. Mais l’écouter jusqu’au bout est une attitude de respect qui me plait.
Fort heureusement le Pape Clément 1929 n’est pas dans cet état. Avec lui, je dois avouer que je prends du plaisir. L’attaque est franche, pure, et l’on a clairement la sérénité des vins de Graves. C’est plutôt l’année que je ne reconnais pas, car je mettrais volontiers ce vin dans la décennie 50 plutôt que dans la décennie 20.
Le vin n’a pas de défaut. Ce qu’il a, c’est un léger déficit de complexité. L’effet vieille armoire, si l’on peut dire, se traduit par un effacement de sa complexité. Le vin est pur, franc, buvable au point que je finirai la bouteille, à la lie peu abondante et finement émiettée. La fin de bouteille, plus épaisse, est beaucoup plus gourmande et cohabite avec un gâteau au chocolat dont ma femme a le secret.
J’ai écouté ce vin, j’ai profité de son message, et j’en ai tiré du plaisir, même si ce n’est pas le grand Pape Clément 1929 qu’il aurait pu être. Cela fait partie du parcours, lorsque l’on se passionne pour les vins anciens.