La limite des déplacements au-delà de cent kilomètres de son domicile vient de tomber. Le monde est à nous, enfin presque, puisque nous sommes forcés de rester gaulois. L’envie de voir la mer est la plus forte, nous quittons notre domicile pour notre maison du sud qui a la chance d’être directement sur la mer. Là-bas, il y a une cave que j’ai inventoriée il y a quelques mois, mais cette cave est constituée de vins jeunes et solides, car pendant l’été, il est déconseillé d’ouvrir des vins très anciens.
Je n’ai donc pas, comme en région parisienne, l’incitation à ouvrir des bouteilles de bas niveaux qu’il faut boire au plus vite. Après une semaine de régime strict, ma femme me met sous les yeux et sous les narines des côtelettes d’agneau préparées aux herbes de Provence. Comment résister à la tentation ? Impossible. Je descends en cave et je choisis un Vega Sicilia Unico 1998. Pour des vins de cette jeunesse j’ai de plus en plus pris l’habitude de les ouvrir au dernier moment, pour profiter de l’éclosion du vin qui va s’élargir dans le verre. J’aime les frémissements des vins qui éclosent.
C’est donc au moment où l’agneau va être servi que j’ouvre la bouteille que je ne caraferai pas. Le bouchon presque neuf vient sans histoire et le premier parfum senti au goulot avant service est à se damner. C’est une explosion de cassis, doucereux et séduisant.
Le vin servi dans le verre est presque noir tant il est dense. Le parfum dans le verre est celui d’un vin outrageusement jeune alors qu’il a 22 ans. Il est paralysant, comme lorsqu’au musée du Louvre, on se trouve face à la Victoire de Samothrace. En bouche ce vin est un petit miracle, comme on dirait d’une petite mort. Il a la force d’un beau cassis, combinée au charme du velours. Pour moi, ce vin, c’est Rita Hayworth dans Gilda, l’expression de la pure sensualité. Je suis conquis.
J’ai un amour particulier pour Vega Sicilia Unico et la décennie 1960 – 1969 est la plus accomplie à mon goût. Mais j’adore aussi les jeunes, dans l’expression la plus débridée du plaisir pur. Ce jeune 1998 est diabolique.
Il reste du vin car je suis seul à boire. Le lendemain soir, il m’apparaît comme une évidence que l’ouverture au dernier moment avait donné au Vega Sicilia Unico une fraîcheur divine. Souvent, au restaurant, le sommelier me demande s’il peut décanter le vin choisi avant de le servir, et je refuse, ajoutant : ne l’ouvrez qu’au dernier moment. Et l’effet sur le vin, quand il est riche, est comme la naissance de Vénus de Botticelli.
Et j’en ai la preuve et l’évidence maintenant. Le vin est beaucoup plus mature, complet. Si hier, ce vin était Gene Kelly chantant sous la pluie, aujourd’hui, c’est Frank Sinatra chantant My Way : la voix est superbe, mais le vin n’est plus canaille.
Ce qui est amusant, c’est que le vin d’hier faisait dix ans de moins que ses 22 ans et que le vin aujourd’hui, il fait dix ans de plus que ses 22 ans. Il est riche, grand, cohérent mais il est sage.
Amis amateurs de vins jeunes, ouvrez les vins jeunes riches au dernier moment, sans les décanter, et jouissez de leur éclosion. La méthode de l’oxygénation lente, dite « méthode Audouze » s’applique essentiellement aux vins anciens.