Depuis le début du confinement – on a de nouveaux repères historiques inconnus dans le monde d’avant – nous n’avions pas mangé la moindre viande. L’envie était là. Je vais chez notre traiteur favori et ami et je prends une belle côte de bœuf de Simmenthal. Elle est bien grasse. Cédric rappelle les instructions de cuisson, trente minutes au four à 40° puis tourne et retourne sur la poêle. J’ajoute de la rillette et un fromage Jort à boîte bois marquée au fer.
Je choisis en cave un Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990. C’est une très grande année. J’ai bu ce vin six fois dont quatre fois dans mes dîners et je l’ai toujours apprécié. Alors que ce vin a déjà trente ans, l’envie me prend de l’ouvrir au dernier moment, comme je le fais volontiers pour les vins très jeunes. Je suppose qu’avec la puissance de ce bel Hermitage, cela a un sens. Le vin est placé dans une mini cave à 14° jusqu’à l’ouverture.
Le niveau du vin est à trois centimètres sous le bouchon. Le bouchon vient facilement. La couleur dans le verre est noire, comme celle d’un vin de l’année. Le nez est très conquérant. On sent la puissance extrême. Le premier contact en bouche est très boisé, mais cela va disparaître, car le premier verre contient du vin qui était au contact du bouchon. L’accord avec la viande forte et goûteuse est idéal.
Le vin exprime une puissance extrême. L’image qui me vient est celle d’un cheval sauvage noir qui refuse d’être dompté. Car le vin est sans concession, avec des fruits noirs et une affirmation convaincante.
Mais il me manque quelque chose pour l’adorer complètement. Il manque de vibration. Il affirme et ne veut pas plaire. Il me semble que ce vin est à un moment charnière de sa vie. Il est encore très jeune mais il n’est plus jeune. Il n’est pas encore assez âgé pour que la puissance se transforme en complexité. A mon sens, ou plutôt à mon goût, il sera très brillant, grand parmi les grands, dans une vingtaine d’années.
Un signe qui joue en sa faveur. Je suis un fan du camembert Jort à la boîte en bois marquée au fer. Et l’accord totalement improbable entre ce fromage et Vega Sicilia Unico joue à la perfection. Il y a des amertumes et des acidités qui s’emboîtent l’une dans l’autre. L’essai avec l’Hermitage est concluant, il fonctionne idéalement. Bon point pour La Chapelle.
Le lendemain midi va m’apprendre beaucoup de choses. L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 a été rebouché et placé dans l’armoire cave à 14°. Ma femme a prévu des saucisses aux herbes de Provence. Je sers le vin qui est encore à 14°. Le nez est évidemment un peu pincé. La bouche est fraîche du fait de la température, mais le vin est fluide, joyeux, précis, et m’offre les vibrations que j’attendais hier. Il est charmant. Il n’est plus en puissance mais en fluidité guillerette. J’apprends ainsi deux choses. En période de quasi canicule, il ne faut pas hésiter à servir les vins plus frais que recommandé, surtout s’il s’agit de vins puissants comme celui-ci. La seconde leçon est que j’aurais dû pratiquer l’oxygénation lente, nommée « méthode Audouze », car à trente ans, un vin ne profite plus de la fragilité de son éclosion sur l’instant.
L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1990 est un grand vin, à ouvrir à l’avance, mais qu’il vaudrait mieux garder en cave encore une vingtaine d’années.
L’aventure continue le soir même. Le vin a été gardé à 14°. Il est donc servi frais. Immédiatement il dégage des accents de jeunesse, de gaieté et de fraîcheur. Et il offre de belles vibrations car il est fluide, charmant et épanoui. Il est évident que cela est dû à la continuation du processus d’aération. Cela montre que ce vin avait besoin de beaucoup d’aération. La prochaine fois que je l’ouvrirai, ce sera avec une dizaine d’heures d’avance avant son service. Je révise mon jugement. Ce vin qui gagnera à coup sûr de rester en cave vingt ans de plus peut être bu à son âge actuel, à condition de lui offrir une longue oxygénation.