J’ai demandé à mon fils d’arriver avant 16 heures pour que nous choisissions les vins du dîner et du déjeuner du lendemain. Ayant dans un réfrigérateur un Krug Grande Cuvée 163ème édition, je propose à mon fils que nous ouvrions en même temps le Krug Grande Cuvée et le Krug Private Cuvée des années 50 ou 60 pour que nous puissions les comparer, ce que je n’ai jamais fait jusqu’alors. Les deux champagnes couvriront les deux repas du weekend. Cette proposition est acceptée.
Un choix va être à faire entre trois vins rouges et je mets mon fils face à un lourd dilemme. Il y a deux Bordeaux sans étiquette, de bouteilles sûrement du 19ème siècle, aux culs extrêmement profonds. Le cul de la bouteille à capsule rouge est profond de 6 cm et celui de la bouteille à capsule jaune est de 7,2 cm, ce qui est très rare. La bouteille à capsule rouge n’a aucune indication et un niveau entre mi-épaule et haute épaule. La bouteille à capsule jaune n’a pas d’étiquette mais on lit clairement sur la capsule le nom de Cruse Fils et Frères négociant avec un blason contenant des lettres entrelacées, dont un C et d’autres lettres difficiles à lire. Le niveau de cette bouteille est proche du niveau vidange.
A côté de ces deux bouteilles il y a une bouteille de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1956 au niveau exceptionnel. Il se trouve que j’ai bu 21 vins du domaine de la Romanée Conti de l’année 1956 et les niveaux sont le plus souvent bas. Cette bouteille est donc exceptionnelle.
Je propose à mon fils de choisir entre les bordeaux et le Bourgogne. Ses yeux sont attirés, comme un moustique l’est de la lumière, par La Tâche, car c’est un vin qu’il a peu l’habitude de boire. Mais comme nous avons deux repas devant nous, je lui propose de commencer ce soir avec les deux bordeaux et de réserver La Tâche au déjeuner. Mon fils accepte.
Je dis à ma femme que le bœuf Angus sera pour ce soir avec les bordeaux et les pigeons demain avec La Tâche. J’avais apporté, sans aucune illusion, une demi-bouteille de Mazy-Chambertin Thomas Bassot 1961 au niveau très bas, que j’avais isolée debout depuis plusieurs années. Elle est un peu dépigmentée. Donnons-lui sa chance, encore une fois sans y croire.
J’ouvre les bouteilles. Le Mazy-Chambertin a un parfum qui n’est pas déplaisant mais assez neutre et plat. Ce n’est pas une surprise. J’ouvre d’abord le bordeaux à étiquette jaune et bas niveau. Le bouchon est incroyablement serré dans le goulot et je suis obligé d’utiliser le tirebouchon Durand, qui combine un bilame avec un tirebouchon. Le bouchon bien sain dans sa partie basse sort entier. Le parfum est ahurissant. Il est fort, puissant, avec un fruit rouge tenace. Ce parfum est exceptionnel et m’évoque instantanément le nez de Château Margaux 1928 qui est l’un des plus beaux parfums possibles de vins de Bordeaux. C’est quasi sûrement un premier grand cru classé.
Mon fils avait les yeux de Chimène pour le bordeaux à capsule rouge et au beau niveau. Lorsque je veux découper la capsule je sens une résistance. J’insiste et chose invraisemblable, je lève ensemble à la main la capsule et le bouchon qui a une forme de champignon, car le haut a la largeur du goulot, voire un peu plus car il a débordé sur le haut de la bouteille et le bas, cylindrique, est complètement comprimé, pressé. Le nez est élégant, sans défaut mais discret. Il est d’une belle promesse mais moins belle que celle du bordeaux à capsule jaune.
Une fois de plus je fais une constatation qui est une énigme : la bouteille au bouchon extrêmement serré a perdu beaucoup de volume, alors que la bouteille dont le bouchon sort à la main a gardé la quasi-totalité de son volume. Pourquoi cette situation contraire à la logique ? Je ne sais pas.
A l’heure dite commence l’apéritif. Le Champagne Krug Private Cuvée années 50 ou 60 a un bouchon qui vient facilement et sans pschitt. La couleur est d’un ambre léger et l’on devine quelques rares bulles. Le nez est intense et plein de charme. En bouche tout est soleil. Ce champagne est joyeux mais noble et complexe. C’est un très grand champagne.
Le Champagne Krug Grande Cuvée 163ème édition a un bouchon qui saute en sortant, avec l’énergie d’une fusée spatiale. Sa couleur est claire et sa bulle très active. Il sent divinement bon et son énergie est incroyable. Il est tranchant comme un sabre de samouraï et sa trace ondule comme la trajectoire d’un noble serpent.
Les deux champagnes sont si différents qu’il est difficile de les hiérarchiser à ce stade. Nous avons pour l’apéritif une rillette de canard, un gouda à la truffe et une quiche lorraine de goût parfait. Cette quiche pourrait s’associer avec tous les vins mais ici, avec les champagnes, l’accord est merveilleux. Et plus le temps passe, avec ce que l’on mange, plus la comparaison est en faveur du plus vieux des deux, le Krug Private Cuvée, car il développe des complexités plus grandes et se montre d’un charme inégalable.
J’ai voulu mettre mon fils en face d’une énigme. Pour que mon fils ne voie pas la bouteille, je suis allé verser en cave deux verres du Saint-Raphaël Quinquina années 50 plus probablement que 60. Comme il ne restait qu’un fond de bouteille, un des verres offre une couleur jaune dorée alors que l’autre est franchement marron car on est dans la lie. J’ai remonté les deux verres, le plus clair pour mon fils, et je lui ai demandé de deviner le vin qui accompagne le foie gras. Sa démarche a été bonne et sa proposition finale a été un Constantia, ce qui fait sens (comme on dit aujourd’hui). Le Saint-Raphaël est un régal car la force alcoolique s’est largement estompée, et le côté amer du quinquina est joliment intégré. C’est un régal que ce vin. Il se trouve que lorsque je faisais des achats en salles de vente, il y a plus de quarante ans, il y avait des lots disparates avec de vieux alcools, comme des Byrrh, des Dubonnet, et tant d’autres dont j’avais pu mesurer que l’âge leur donne une douceur extrême. J’en ai acheté beaucoup. L’accord avec le foie gras est idéal.
Nous avons ensuite du boudin blanc parsemé de copeaux de morilles et poêlé et je sers le Mazy-Chambertin Thomas Bassot ½ bt 1961. Le verdict est sans appel, après une gorgée, il est évident qu’il ne faut pas continuer à boire ce vin qui était de toute façon condamné.
C’est l’heure de l’entrée en piste des deux bordeaux inconnus du 19ème siècle, sur le boudin blanc et sur le bœuf Angus. Le Bordeaux 19ème siècle à capsule rouge est manifestement un grand vin, précis, cohérent, assemblé, mais nous le laissons de côté tant le Bordeaux à capsule jaune19ème siècle marquée Cruse Fils et Frères est impressionnant. Nous restons sans voix, car il est d’une perfection telle que cela paraît irréel. Le nez explose de fruits rouges, parfum envoûtant. En bouche on retrouve ces fruits rouges, riches et pénétrants. Le vin est raffiné, long, à la trace profonde, mais surtout, tout est assemblé, organisé, cohérent, immense. Que dire d’un tel vin qui atteint le sommet du vin ? Nous cherchons quels sont les vins distribués par Cruse Fils et Frères. Ce serait intéressant de le savoir car nous buvons ce qui se fait de plus grand. Ma mémoire me suggère un Château Margaux vers 1880 – 1890. Je ne garantis pas cette réponse, mais c’est celle qui me paraît cohérente du fait du caractère assez féminin de ce vin exceptionnel.
C’est une tradition familiale que de prendre au dessert des boules de meringues saupoudrées de minuscules pépites de chocolat, dont l’appellation historique a été sacrifiée au nom du vivre ensemble. Je conserve dans un réfrigérateur des bouteilles très anciennes maintes fois servies dont un Madère vers 1760 et un Tokaji 1860. Les deux alcools sont suffisamment forts pour supporter le sucre de la meringue.
Le Madère semble totalement indestructible et éternel avec les couleurs changeantes d’une pierre précieuse noire. Le Tokaji 1860 me trouble beaucoup par un côté salin que l’on ne trouve jamais dans des Tokays. Cette bouteille a été authentifiée par Christie’s à Londres. Si ce n’était pas le cas, j’émettrais un doute certain sur la région d’origine de ce vin.
L’ambiance créée par le vin de Cruse nous portant sur des nuages de félicité j’ai conclu ce repas de grand bonheur avec le diabolique Calvados fait par le père d’un des chauffeurs de camions de mon ancienne société, bouteille que le chauffeur gardait sous son siège à l’époque où les alcotests n’existaient pas. Je ne sais pas pourquoi mais je suis fasciné par le charme de ce Calvados, si frais et si fort.
Demain est un autre jour, avec La Tâche 1956.
la couleur des verres de Saint-Raphaël, au service, puis le dépôt du verre le plus sombre
le bordeaux à capsule rouge
le bordeaux à capsule jaune