Dans ces périodes de confinement où on nous dit qu’il faut fuir les réunions familiales, on ne sait à quel saint se vouer. Ma fille cadette veut nous rendre visite avec ses deux enfants. Défiance, défiance ! Les supposés experts du Covid nous dissuadent, mais ma femme dit oui.
J’ai envie d’ouvrir quelque chose qui plaise à ma fille. Elle aime les Pouilly-Fuissé, les Pouilly-Fumé, c’est l’occasion d’ouvrir une bouteille étrange de ma cave. C’est un Pouilly-Fuissé Premier Cru Richard Raymond 1947. Le nom Raymond est une supputation de ma part car on ne peut lire que « MOND » sur l’étiquette déchirée. Et la mention « Premier Cru » est un caprice de ce négociant. La bouteille est ancienne, au cul profond à boule, d’un poids incroyable tant le verre est épais. Le verre est vert ce qui empêche de voir la couleur du vin. Le niveau est assez haut dans le goulot, et la bouteille est cirée, ce qui empêche de voir le bouchon.
J’ouvre la bouteille en cassant la cire et je constate que le bouchon est tout petit tant le goulot a un verre épais. Le bouchon ressemble comme deux gouttes d’eau à des bouchons de vins du 19ème siècle, avec la face inférieure du bouchon qui s’est inclinée avec l’âge. Le nez est très timide, mais précis et délicat. Je ne touche pas à la bouteille pendant les cinq heures qui précèdent le repas.
Ma fille et ses enfants arrivent pour décorer le sapin de Noël que nous avons installé dans la salle à manger. J’ouvre un Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1979. Le bouchon vient entier, parfaitement cylindrique et ne donne aucun pschitt. Le champagne versé dans le verre est incroyablement clair et des bulles sont visibles.
Le champagne est d’un charme rare, frais et racé. Ce qui me frappe tout de suite, c’est son caractère salin. Ma femme a préparé une tarte à l’oignon et le sucré de l’oignon trouve un écho magnifique avec le salin du champagne. L’accord est parfait et l’idée me vient de provoquer un jour un accord entre ce champagne et un vin de la Romanée Conti, au salin que j’adore.
Le Pouilly-Fuissé Premier Cru Richard Raymond 1947 apparaît sur un poulet. Quand je le verse, je suis surpris de voir sa couleur terreuse, sombre, très peu engageante. Quelle n’est pas ma surprise de constater que le vin se laisse boire, et ne montre pas de défaut. Bien sûr, il a perdu tous les repères de son appellation, mais il se boit. Quand j’entends ma fille me dire : « j’aime », rien ne peut me faire plus de plaisir. Car je constate ainsi que ma fille a comme moi compris que ce qui compte dans la dégustation d’un vin, c’est l’émotion. Ce vin atypique, non classable, donne de l’émotion. Il est délicat, raffiné, suggestif et par moments, je ressens du marc, car la trace alcoolique est discrète mais présente.
Ce vin est inclassable. Il n’a pas rendu l’âme, et offre de belles saveurs. Il a même réussi à accompagner un Kouign-Amann de grande persuasion. Je fais goûter à ma fille le calvados dont je suis fou, si pur si cristallin et si intense, souvenir d’un chauffeur d’une de mes anciennes sociétés. A sa suite nous goûtons la fine du 19ème siècle qui a des accents de marc, alcool noble et d’une palette aromatique large et complexe, alors que le calvados est pur et fluide comme un torrent de montagne.
Cette communion sur les saveurs inattendues d’un Pouilly-Fuissé étonnant m’a procuré un immense plaisir.