Les mesures gouvernementales ont été prises pour limiter les possibilités de se rencontrer entre amis ou en famille, virus oblige. J’envisageais de dîner seul avec une belle bouteille. Mais en cours de route il m’est apparu que rien ne vaudrait le plaisir de partager. J’ai appelé ma fille cadette pour un déjeuner dominical à trois. Ce qui fut convenu.
Deux jours avant, en me promenant dans ma cave, je vois une bouteille que je reconnais immédiatement malgré des inscriptions difficiles à lire : c’est un Grand Chambertin Sosthène de Grésigny Jules Régnier. J’en ai bu onze fois, dont cinq 1913, trois 1929, deux 1919 et un 1918. L’année étant difficile à voir, je suis allé sur mon blog pour voir les photos des capsules. Sans hésitation la réponse est 1913.
Le niveau est assez bas, mais j’ai entièrement confiance dans ce vin qui a toujours brillé lorsque je l’ai ouvert. C’est d’ailleurs dans ce climat de confiance que j’avais ouvert un 1913 au restaurant Laurent avec un de mes Nuits Cailles Morin 1915 que je chéris, pour essayer de convaincre Mark Squires, le manager du forum de Robert Parker, que les vins anciens sont des trésors de goûts. Les deux bouteilles avaient brillé, Mark en était convenu, ce qui n’a pas changé son désamour pour les vins anciens.
Toujours en cave, je vois un lot de très vieux Krug Private Cuvée des années 50 que j’avais achetés à petit prix car les niveaux étaient bas.
De retour à la maison et rangeant les deux bouteilles en cave en prévision du repas, je vois une bouteille d’un sauternes dont le nom est illisible, y compris sur la capsule, dont l’année est clairement lisible sur le bouchon, 1919. L’idée de boire au même repas un vin de l’année précédant la grande guerre et un vin de l’année qui a suivi la fin de la grande guerre me plait.
Flânant dans la cave du domicile, je vois une bouteille de vin blanc dont le bouchon flotte dans le vin. C’est un Montrachet du Château de Beaune 1971 qui avait été posée verticale il y a longtemps. Le vin est sûrement mort. Autant l’ouvrir avant de l’écarter.
Ma femme étant dans le sud je fais des courses en vue du repas, et le jour venu, je prépare la table, les verres et les mets. Le Chambertin a été ouvert à 9h du matin, le champagne est ouvert à 11 heures, le vin blanc carafé et le liquoreux ouvert à la même heure.
Le bouchon du chambertin est noir sur son pourtour et sort en mille morceaux car le cylindre du goulot n’est pas régulier. Le pincement du bouchon le brise à la montée. Il faudrait qu’un huissier soit présent quand de telles bouteilles sont ouvertes, car l’odeur est peu engageante, ce qui pourrait conduire à écarter ce vin. Mais on sait que l’oxygénation lente fait des miracles. J’ai donc bon espoir.
Le bouchon du Krug Private Cuvée année 50 est tellement recroquevillé qu’il vient sans aucun effort. Et ce que je vois n’est pas beau. Haut du goulot très sale, bouchon noirci et sale et le goulot lui-même est très poussiéreux. Ce champagne ne sera pas gardé si l’essai n’est pas convaincant au moment où il sera servi.
Le Montrachet Bouchard 1971 est carafé seulement à moitié car des poussières en suspension apparaissent. L’essai de ce vin sera court car il faut éviter de nous empoisonner.
La bouteille du sauternes 1919 est très ancienne et soufflée, d’un verre totalement transparent et sans couleur. Le nom écrit sur la capsule est illisible. C’est le bouchon qui donne le nom très lisible : Château Rieussec 1919. Le bouchon est tellement rétréci que deux ou trois millimètres seulement collent au verre. Ayant enlevé la capsule, le bouchon perd ce qui le retenait. Va-t-il tomber ? Il me faut une patience d’ange pour que je trouve un coin du bouchon dans lequel la pointe de mon tirebouchon puisse s’accrocher sans pousser le bouchon vers le bas. Heureusement j’en trouve un et le bouchon remonte entier, tout fripé. Le parfum est divin.
Mes invités arrivent. J’ai mis la table et préparé les éléments du repas. Ma fille n’en revient pas, car je ne suis pas connu pour être addictif aux tâches ménagères. Nous aurons pour l’apéritif du fromage de tête, des chips à la truffe et des quiches au jambon.
Le Champagne Krug Private Cuvée années 50 a une couleur beaucoup moins ambrée dans le verre qu’elle ne paraissait dans la bouteille. La bulle est absente mais le pétillant est sympathique. L’attaque est belle, l’amertume est charmante, mais l’acidité est extrêmement prononcée. Le champagne n’a pas souffert de la défaillance du bouchon car rien de poussiéreux n’apparaît au palais. Il n’est pas besoin de le remplacer par un autre et le plaisir serait parfait, car le champagne est généreux et fruité, s’il n’y avait cette acidité trop présente.
Le Montrachet Bouchard Domaines du Château de Beaune 1971 a lui aussi une couleur beaucoup plus claire dans le verre que dans la bouteille. Le nez est précis et fort étonnamment, le vin est buvable. On sent évidemment qu’il a souffert, qu’il est imprécis dans son message, mais il pourrait être bu. Nous ne continuons pas, par précaution, mais il n’y aucun pourrissement du goût résultant du bouchon flottant. Curieuse constatation.
A l’apéritif, l’envie m’est venue d’essayer les quiches avec le sauternes. Le Château Rieussec 1919 a une belle couleur ambrée et un parfum très joyeux et ensorceleur. Ce n’est pas le parfum des sauternes les plus riches et complexes, mais il est charmant. En bouche, quand un sauternes est grand, il est parfait et ce sauternes est abouti. On y reviendra au dessert.
A table il y aura un pâté en croûte au foie gras puis un époisses. Le Grand Chambertin Domaine Sosthène de Grésigny Jules Régnier 1913 a une superbe couleur au rouge vif, sans trace tuilée. Le nez est parfait et je regrette l’absence d’un huissier qui attesterait que l’oxygénation lente fait des miracles.
Le vin est sublime, noble, riche avec une pointe de truffe dans sa structure, et sa longueur est extrême. L’idée qui me vient est qu’il s’agit d’un chambertin archétypal, qui a beaucoup de points communs avec les chambertins Armand Rousseau. Et cette idée me plait. Car le vin très long est parfait. Il n’a pas d’âge. J’ai mis dans mes dîners huit des onze chambertins Sosthène de Grésigny que j’ai bus et ils ont été classés cinq fois premiers, deux fois deuxièmes et une fois quatrième par moi et six fois premiers et une fois quatrième par le consensus. C’est donc une chance inouïe que d’avoir acquis des vins d’une telle constance dans la perfection.
Ma fille a poêlé des tranches de mangue pour le Château Rieussec 1919. Elle a ensuite poêlé des suprêmes de pomelos. Avec la mangue le Rieussec paraît avoir mangé son sucre et se présente presque sec alors qu’avec les pomelos il paraît beaucoup plus large et liquoreux, tout en perdant un peu de longueur. Globalement ce sauternes n’a pas d’âge, est très équilibré et joyeux.
La vedette du repas est cet extraordinaire chambertin dont la solidité semble inébranlable. On mesure à quel point sont nécessaires les repas de famille, dont nous sommes hélas privés.
un bouchon comme celui-ci, ça fait peur
l’ouverture pas à pas du 1913
le haut du goulot a été nettoyé
couleur de ce vin magnifique