Mon fils propose de me rejoindre dans ma cave pour discuter de sujets relatifs à nos affaires. Je le retiens à déjeuner. En me promenant dans la cave je repère une bouteille de Krug 1979 dont l’étiquette a été déchirée, comme décollée au moment où l’on a dû enlever le papier d’emballage. Ce n’est pas la seule du lot que j’ai en cave. La collerette qui enserre la cape est intacte et donne toutes les indications sur le nom et l’année.
J’avais par ailleurs repéré depuis longtemps une bouteille sans étiquette, sans capsule et sans aucune indication dont le verre est à coup sûr du 19ème siècle, aussi vieux, voire plus, que le verre du supposé Musigny vers 1880 que nous avons adoré. A travers le verre sale je peux voir qu’il s’agit d’un vin à la couleur riche et magnifique. Je suis à peu près sûr que ce vin blanc est grandiose. J’ai remonté ces deux bouteilles pour les mettre dans le réfrigérateur.
Lorsque mon fils m’annonce qu’il arrive, j’ouvre le Champagne Krug 1979 au beau bouchon qui ne libère aucun gaz, et le parfum me séduit. Je n’ouvre pas le vin blanc car je ne sais pas si mon fils a suffisamment de temps devant lui.
Par manque de coordination, ma collaboratrice a fait des emplettes pour le déjeuner et mon fils aussi. Nous allons prélever sur ces deux achats. Dès l’arrivée de mon fils nous nous rendons dans la cave qu’il n’a pas vue depuis longtemps et nous remontons pour trinquer avec le Champagne Krug 1979. Sa couleur est belle. La bulle est rare mais le pétillant est présent. La première gorgée est amère, voire acide et immédiatement je pense que ce Krug est beaucoup moins brillant que Le Krug Grande Cuvée à étiquette crème que nous avons bu il y a trois jours.
Mais le foie gras délicieux efface les saveurs acides. Le champagne s’épanouit et devient meilleur. Nous l’essayons ensuite sur des sushis et sashimis. C’est sur du thon cru que le champagne devient brillant. C’est une champagne très vif et tendu, noble, de grande classe, mais moins grand que le Grande Cuvée.
Entretemps, nous avons discuté de ce qu’il conviendrait de boire. Ce serait dommage de boire un grand blanc ancien aussi prometteur qui n’aurait pas eu l’effet de l’oxygénation lente, qui élargit les vins de si belle façon. Alors, une idée me vient : Dom Pérignon 1964. Sans consulter l’inventaire de cave, je descends et trouve très vite une bouteille de ce champagne que j’adore. J’ouvre la bouteille et le bouchon vient entier. Le parfum est superbe ?
Mon fils a fait chauffer au microondes des vol-au-vent peu excitants tant leur goût est plat. Tant pis. Nous allons nous rattraper avec les fromages.
Nous prenons une première gorgée et nous avons la même réaction, le même choc. Ce Champagne Dom Pérignon 1964 est une merveille absolue. Nous sommes comme assommés par cette perfection. Tout de suite nous pensons que ce champagne dépasse de loin les autres champagnes que nous avons bus sur les trois derniers repas et on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a un fort cousinage entre ce 1964 et le Moët & Chandon Brut Impérial 1969, car les deux sont d’un invraisemblable confort.
Ce Dom Pérignon 1964 est un champagne parfait, abouti, avec une palette de saveurs quasiment infinie, dans une définition de champagne homogène, cohérent, construit idéalement. Quel plaisir. Sur le vol-au-vent il a brillé malgré la limite de ce plat. Sur le camembert il devient plus vif et sur une tarte à l’abricot, il est comme un plaisir divin. Il y a une expression anglaise qui me semble plus forte que l’expression française. Pour ce 1964 j’ai envie de dire : « this is it », c’est-à-dire que c’est un aboutissement, le résultat d’une quête du Graal. En français, dire « c’est ça » n’a pas la même force. Alors, disons-le en grec : « Euréka », car nous sommes en face d’une évidence et d’un aboutissement.
Quel bonheur de finir ainsi, car ce sera la dernière fois que je verrai mon fils lors de son voyage.