Un de mes fournisseurs de vin, un peu fantasque et parfois imprévisible, me propose d’acheter un jéroboam de Romanée Conti 1961. La bouteille a beaucoup souffert avec une étiquette déchirée mais lisible et une cire qui a été recouverte d’une seconde cire, les deux étant absentes sur le haut du goulot, un reste de cire subsistant sur le bouchon.
Le niveau est bas, ce qui peut rebuter beaucoup d’acheteurs potentiels. Le prix est étonnant, d’environ le tiers de ce que qu’on attendrait pour une bouteille parfaite. Un tel prix est tentant et j’appelle deux amis pour leur proposer que nous achetions cette bouteille ensemble, à partager à six personnes, chacun invitant un ami.
L’un des amis cherche des références sur internet et trouve que la bouteille qu’on me propose a été vendue aux enchères tout récemment à un prix inférieur à la moitié du prix que mon fournisseur me propose. Mon ami me dit que si cette bouteille a été vendue aux enchères à un prix aussi bas, c’est qu’elle doit avoir un problème et il décide de ne pas s’associer. Cela remet en cause l’achat en commun. Je demande à mon fournisseur de voir la bouteille pour me faire ma propre religion. Il m’indique l’adresse du commissaire-priseur où se trouve la bouteille.
Me rendant sur place, je rencontre le commissaire-priseur que je connaissais déjà. Il me montre un mail d’Aubert de Villaine qui indique que l’examen qu’il a fait sur photos lui permet d’affirmer que le contenant paraît authentique et il ajoute qu’il ne peut se prononcer sur le contenu, qui ne pourra être vérifié qu’en ouvrant la bouteille. Je ne m’attendais pas à ce qu’Aubert de Villaine délivre un diagnostic et je trouve cela sympathique.
Il est très difficile de voir la couleur du vin à travers le verre très épais et opaque. Nous essayons d’éclairer sous tous les angles possibles, mais c’est quasi impossible. Je sens que le commissaire-priseur est convaincu de l’authenticité de cette bouteille. J’étais venu pour voir la bouteille et je suis prêt à quitter les lieux mais le commissaire-priseur me dit : vous pouvez la prendre puisque j’ai été payé.
Naïf comme un perdreau de l’année j’accepte de prendre la bouteille, ce qui m’évitera de revenir la chercher, sans penser que le fait de la prendre signifie que j’accepte de l’acheter. Mon fournisseur me dit qu’il aimerait participer au repas que je créerais pour que l’on boive ce vin. Cela semble impliquer qu’il a confiance dans la bouteille qu’il m’a vendue.
Je contacte des amis et des personnes que j’aimerais recevoir à mes repas. L’idée est d’organiser un repas à coûts totalement partagés, ce qui veut dire que chacun, y compris le fournisseur et moi, paie sa quote-part du prix total de la bouteille. Je demande à chacun d’apporter un vin et nous partagerons le coût des victuailles. Les restaurants étant fermés pour cause de Covid, un ami propose de nous recevoir pour ce repas. Nous trouvons une date et l’événement est sur les rails.
Il se trouve que mon ami et moi sommes de fidèles clients d’un restaurant que nous aimons. Je mets au point le menu avec le chef qui va prodiguer les conseils détaillés et utiles pour que cet ami réalise le menu. Beau challenge.
Les bouteilles complémentaires doivent être disponibles chez mon ami la veille du déjeuner, afin que je puisse les ouvrir de bon matin. Mais il me semble qu’il faut ouvrir le jéroboam la veille. Je demande à mon ami s’il accepterait que je vienne la veille afin d’ouvrir le vin et s’il consentirait à me loger pour la nuit. Mes désirs sont acceptés et Olivier, mon hôte, suggère que nous fassions un dîner léger auquel il inviterait un ami commun et ma fille aînée qu’il connaît bien. Il voudrait commander des plats à un chef connu mais je plaide pour un dîner léger, de sushis par exemple qui me permettraient d’apporter des champagnes.
La veille du déjeuner où la Romanée Conti 1961 serait à l’honneur, je me présente vers 17 heures à l’appartement d’Olivier. Vers 18 heures, en présence d’Olivier, j’ouvre le jéroboam de la Romanée Conti 1961. Le verre du goulot est très épais, aussi le diamètre du bouchon n’est pas différent de celui d’une simple bouteille. J’extrais le morceau de cire collé au bouchon et j’enfonce le tirebouchon limonadier. Le bouchon paraît fragile et je vois qu’il donne l’impression d’avoir été grignoté par un ver ou des parasites. Il faut dire que la cire ne couvrait plus la totalité du bouchon, ce qui pourrait expliquer qu’un ver eût envie de l’explorer.
Avec la mèche j’essaie de remonter le bouchon qui se déchire, se fractionne et je ne remonte qu’une partie du bouchon, collé à la mèche. Je prends une seconde mèche pour extirper ce qui reste. Quelques miettes collent encore que j’extraie calmement. En inspectant la bouteille, on voit qu’aucune miette n’est tombée dans le vin. Le bouchon est quasiment illisible mais je vois très distinctement les chiffres 1, 9 et 6 du millésime.
Le grand moment arrive, de sentir le vin. Le vin sent la terre, et exclusivement la terre. Ce n’est pas la première fois que je sens cette odeur de la part de vins du domaine de la Romanée Conti. Une chose est sûre : tout dans ce vin est authentique. La bouteille est authentique, le bouchon est d’époque et ne peut pas avoir été changé, et le vin dans la bouteille ne peut être que le 1961.
La seule question qui reste est : le vin sera-t-il bon ? Il est temps de passer à table. Nous le saurons demain.