Le repas de réveillon du 31 décembre 2014 est probablement l’un des plus beaux du fait de la conjonction de deux vins extraordinaires. L’histoire commence par les convives. Quatre amis, dont trois sont de grands amateurs et dont la femme de l’un d’entre eux ne boit pas plus que ma femme, mais comme elle, aime sentir les vins, ma fille cadette, ma femme et moi. Sept dont cinq buveurs, c’est un nombre qui permet de profiter amplement de chacun des vins du repas. Ensuite il y a le choix des vins. C’est un moment important, car il conditionnera l’atmosphère du repas. J’ai envie d’ouvrir une Romanée Conti et qu’elle soit jeune et buvable. Car j’ai l’habitude de boire des Romanée Conti soit trop jeunes lorsque c’est une dégustation sur fût ou au moment de la commercialisation, soit d’âge canonique. Une jeune buvable m’exciterait et j’ai demandé à Aubert de Villaine quelle année ouvrir. Il m’a conseillé 2000. Ce sera donc 2000. A côté de ce vin mythique, j’ai envie d’associer un vin complètement opposé et ce sera un Nuits-Saint-Georges dont le domaine ou négociant est illisible, de 1899. Cent un ans d’écart entre les deux, ça me plait beaucoup. Les amis proposent leurs vins, je rajoute d’autres vins en tenant compte de leurs apports. La liste est étudiée avec mon épouse qui va coordonner le menu. Il est établi. Le réveillon est sur les rails.
A 17 heures commence la cérémonie cruciale et indispensable de l’ouverture des vins, du moins les miens, puisque les amis viendront avec les leurs. La Romanée Conti 2000 a un superbe bouchon et son parfum annonce immédiatement des délices. Ce sera un grand vin à boire. Le Nuits Saint-Georges 1899 a un goulot surmonté de cire. Sous elle, le bouchon a légèrement baissé. Je soulève un bouchon très noir qui se brise en plusieurs morceaux. Après avoir nettoyé l’intérieur du goulot, je sens énormément de poussière. Une poussière sèche qui m’effraie car je vois mal comment le vin pourrait s’en débarrasser. Le Rivesaltes 1914 est lui aussi couvert de cire, mais d’une cire plus récente. Le bouchon vient entier, ce qui indique que la mise en bouteille n’est vieille que de quelques décennies. Le parfum est incroyablement fort et chaleureux. L’alcool semble important.
Nous avons convié nos amis pour 20h30 et à 18h30 un SMS me dit que deux amis arriveraient vers 19h30 « est-ce que ça vous dérange ? ». C’est une question à réponse unique ! Mais c’est à 19heures que les amis arrivent. Branle-bas de combat ! Cela me permet d’ouvrir leurs deux vins, le Meursault 1996 au parfum généreux et intense et le sauternes 1937 qui provient directement de la réserve du château, a été rebouché en 2007 et acheté en 2008. Lui aussi est prometteur. Comme il nous reste plus d’une heure avant que les autres amis n’arrivent, je propose que nous buvions un Salon 1996 non inscrit au programme. A peine ai-je enlevé la capsule et commencé à me battre avec le bouchon qui ne veut pas sortir, on sonne à la porte ! Je range vite le Salon qui n’aurait pas été pertinent avant les champagnes prévus pour l’apéritif. Tout le monde est donc là avec une heure d’avance, mais nous sommes prêts.
L’apéritif se fera avec deux champagnes, dont l’un d’entre eux vient juste d’arriver. Pour lui laisser le temps de se remettre du trajet nous commençons par le mien le Champagne Pol Roger 1971. Le bouchon vient facilement et sans aucun pschitt. La bulle est absente mais un ami me montrera son verre où les bulles se forment sur les parois. Le vin, puisque c’est presque du vin seulement que nous buvons, paraît plutôt amer sur la première gorgée. Mais nous avons prévu un foie gras que chacun tartine qui joue un rôle apaisant et adoucissant pour le champagne qui devient vif et plaisant, avec beaucoup de caractère. Tout le monde l’aime, ce qui me rassure, car il faut être averti pour accepter de tels champagnes qui ont évolué vers des notes vineuses et riches d’intensité et de complexité.
Le Champagne Bollinger R.D. Extra Brut 1979 à la bulle très active apparaît plus jeune qu’il n’est, du fait qu’il vient après le Pol Roger. Sa couleur est très jeune sans signe de vieillissement. Il est racé, très coquille d’huître ce qui pousse ma femme qui l’a senti à se demander s’il ne serait pas opportun sur l’entrée où des huîtres figurent. Mais j’ai prévu autre chose, aussi nous nous régalons de ce champagne sur le foie gras. C’est sa vivacité et sa noblesse qui me séduisent. On se sent très James Bond en le dégustant.
Nous passons à table. Le menu sera : huîtres au caviar d’Aquitaine / coquilles Saint-Jacques accompagnées pour cette fête de deux nouilles nœuds papillons zébrées / coraux des coquilles / médaillon de veau, boudin noir et gratin de pomme de terre / pigeon en deux services et purée de pomme de terre / comparaison stilton et bleu de Termignon / galette des rois aux zestes d’orange confits.
Sur chaque assiette il y a deux huîtres recouvertes de caviar et une huître témoin, sans caviar et avec son eau. Le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1996 a un parfum envahissant. Son attaque est somptueuse. Il est vif, cinglant, combinant douceur et invasion du palais. Il est merveilleux. L’accord avec l’huître et caviar est pertinent et gourmand. Mais il est encore meilleur avec l’huître seule, car l’huître seule est plus iodée, plus vive et rebondit sur le iodé crayeux du champagne. C’est ainsi que le champagne est le meilleur, ce que je n’aurais pas imaginé si nous n’en avions pas fait l’expérience. J’adore ce Dom Pérignon pour sa vivacité. Je demande à chacun d’en garder un peu dans son verre.
Le Meursault-Perrières Domaine des Comtes Lafon 1996 est merveilleux de joie de vivre et de générosité. Il emplit la bouche goulument. L’accord avec les coquilles est naturel. Ce qui est amusant c’est de passer du vin au champagne précédent et réciproquement. Et ce passage élargit les deux, surtout le champagne qui gagne en ampleur. C’est toujours intéressant de constater que champagne et vin blanc font bon ménage. Celui-ci a des notes citronnées bien mesurées. C’est un régal.
Avant l’arrivée des amis, j’avais pu sentir le vin poussiéreux et j’avais constaté que la poussière avait reculé d’un cran. Elle était toujours là, mais elle n’était plus au premier plan. J’avais croisé les doigts. Je sers le vin et instantanément on constate qu’il n’y a plus aucune poussière. Ce n’est pas un miracle mais les vertus de l’audouzage puisque j’ai la chance que mon nom de famille soit devenu un mot (grâce à Bernard Pivot), qui désigne le retour à la vie des vins par l’oxygénation lente. Cette résurrection est un bonheur. Mais cela va beaucoup plus loin car le vin est exceptionnellement charpenté, d’une personnalité énorme, qui emplit le palais avec force. Le vin a une telle présence que je hasarde une hypothèse : il est impossible que ce Nuits-Saint-Georges 1899 soit post-phylloxéra car jamais des vignes jeunes n’auraient pu donner une telle personnalité. Et en suggérant cela des images gustatives me reviennent de vins préphylloxériques, qui donnent cette même sensation d’éternité. Le vin est grandiose, complexe, vineux, émouvant. Comment à 115 ans peut-on être aussi vif, présent, juteux et joyeux ? Je suis ému, car je me rends compte que ce vin pourrait appartenir à mon Panthéon qui comporte des vins inouïs. Je me souviens du Musigny Coron Père & Fils 1899, servi le 31 décembre 1999 juste avant minuit avec lequel nous avons basculé de 1999 à 2000 en buvant un vin de juste cent ans. On avait avec lui une perfection de même nature, mais il s’agissait d’un Grand Cru. On a la même noblesse avec celui-ci, du fait de sa structure de vin préphylloxérique. Je me tortille sur ma chaise tant je suis heureux, en pensant que probablement aucun vigneron qui aurait un tel vin dans sa cave n’aurait osé le servir et l’aurait très probablement mis à l’évier. Les coraux créent un accord sublime. Le veau est un agréable compagnon du vin.
Il est temps de servir le vin que j’ai voulu partager avec mes amis. L’un d’entre eux, pour ses cinquante ans que nous avons fêtés au Taillevent, avait ouvert une Romanée Conti 1981. Je comptais répondre à sa générosité. Mais c’est surtout le plaisir de partager avec tous qui m’a poussé à servir cette Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 2000. Dès le parfum, on sent que l’on est en face d’un géant. La couleur est d’un rouge clair bien sûr mais plus foncé que plusieurs autres Romanée Conti. Ce qui m’a frappé, c’est que mes amis qui ont des aptitudes pour disséquer les différentes saveurs d’un vin, n’ont aucune envie d’utiliser une procédure analytique. Comme moi ils appréhendent ce vin dans sa globalité pour en signaler le caractère majestueux, plein, éternellement long et riche d’innombrables complexités. On ne sent donc ni le sel ni la rose car c’est la plénitude du vin qui nous envahit. Nous sommes vraiment en face d’un très grand vin. Et ce qui est fascinant, c’est que la Romanée Conti ne prend pas le dessus devant le 1899. Ils se comprennent comme s’ils pouvaient se parler, et montrent deux facettes éblouissantes de ce qu’est un grand vin. Tout les oppose mais tout les rapproche. Je suis sur un petit nuage, disons même un gros nuage, car ceci est la consécration de ma démarche dans l’exploration du monde du vin. Faite cohabiter deux vins que sépare plus d’un siècle, 101 ans, et voir que les deux se tendent la main c’est mon bonheur absolu.
Le pigeon est idéal pour mettre en valeur la Romanée Conti qui se montre juteuse, s’aligne sur le goût de la sauce du pigeon, son jus de cuisson, et nous gratifie d’un message lisible, clair, mais tellement cohérent qu’on ne peut l’aborder que dans sa globalité. Il faut une pause pour qu’on puisse poursuivre dans sa tête ce rêve d’éternité.
Sur le papier, le Bleu de Termignon devrait l’emporter sur le Stilton qui se présente en petits pots de faïence, face au Château Gilette Crème de Tête 1937. Le vin est délicieux et il a le talent des vins sans le moindre défaut. Quand un sauternes est grand, on ne peut pas lui trouver le moindre défaut. Il est bien gras, de fruits comme la mangue et l’orange confite, mais surtout l’abricot avec des suggestions de caramel en trace, et le match entre bleu et stilton est très ouvert, le vin s’accordant avec les deux. La qualité du stilton me semble supérieure à celle du rustique bleu. Le sauternes est gourmand et de belle longueur.
Le Rivesaltes Puerta del Sol Henri Sauvy 1914 n’apparaît pas lorsqu’il a encore cent ans mais en 2015 car les douze coups de minuit ont sonné depuis longtemps. Il est fort, lourd en alcool mais aussi très frais, rafraichissant, car il a une folle jeunesse et une belle complexité. On peut trouver beaucoup de fruits dans les parfums qu’il distribue avec générosité. Sur les fromages, il est trop fort. Sur la galette au zestes confits, il développe les goûts de zestes et se montre charmant.
Alors que nous sommes encore à table et au dessert, le taxi qui avait été commandé pour 1h30 arrive avec ponctualité. On s’embrasse, et on se quitte avec la ferme intention de renouveler de tels dîners souriants, amicaux, ponctués de vins merveilleux.
Deux vins sortent du lot dans ce dîner, le 1899 et le 2000. Le plus ancien est une tellement bonne surprise que je le classerai devant la Romanée Conti ce qui donne : 1 – Nuits-Saint-Georges 1899, 2 – Romanée Conti 2000, 3 – Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1996, 4 – Château Gilette Crème de Tête 1937, 5 – Meursault-Perrières Domaine des Comtes Lafon 1996. Le quatrième et le cinquième pourraient être ex-aequo et rejoints par les autres vins du dîner.
Les accords se sont révélés pertinents. La juxtaposition de deux bourgognes aussi complémentaires m’a ému au plus haut point. Voilà une année qui a fini en fanfare et une année qui commence en feu d’artifice.
apéritif avec foie gras sur baguette, et des roses au foie gras
le dîner
le délicieux Stilton Paxton & Whitfield