Le village de Riquewihr est une merveille absolue. Des maisons du seizième siècle plus belles les unes que les autres et au centre de la zone piétonne, une noria de camions vient décharger les raisins des vignes de la maison Hugel, forte de quatre siècles dans la même famille. Jean Hugel, qui vient de fêter ses 81 ans, est devant le portail pour m’attendre. Après que j’ai capté sur un fil téléphonique ma moisson de mails qui ne peuvent pas attendre – signe des temps – il me conduit à son domicile pour déjeuner. On entre par la porte de derrière où des cadavres de canettes montrent qu’on ne boit pas ici que du Riesling. Pas de chichis, c’est l’amitié pure. Jean me montre des souvenirs de dégustations prestigieuses pendant que nous nous rafraîchissons d’un Muscat Hugel 2004, floral, léger, vin simple très agréable, et Jean va engager une croisade verbale, comme ces missionnaires à Tombouctou qui voulaient imposer la religion catholique. Là, il s’agit de me prouver l’Alsace que Jean trouve sous-représentée dans mes dîners. Le Léoville Barton 1982 bu sur la cuisine de Simone son épouse – qui adore le Muscat 2004 – est destinée à montrer que l’alsacien n’est pas sectaire. Le bordeaux est fort pénétrant et boisé, au final un peu sec et au discours assez monolithique mais il convient bien à la cuisine familiale de madame Hugel. Le Gewurztraminer Hugel vendanges tardives 2000 est beau, riche, bien adapté à une délicieuse tarte aux pommes saupoudrée d’un soupçon de cannelle. Visite des caves en centre ville. On a du mal à imaginer les flux de grappes, de liquides et de bouteilles qui grouillent dans les entrailles de coquettes maisons de cinq cents ans. Les foudres ancestraux sont impressionnants comme celui qui arbore un brevet d’inscription au Guinness Book of Records, le plus ancien fût toujours en activité, qui aura connu des récoltes de près de trois siècles et porte une date historique majeure : 1715. Jean a préparé une liste de quatorze vins tous récents qu’il me faudrait goûter. Voyant que je m’effraie de cet exercice il me proposera de me limiter à un examen des rieslings, et ce sera bien. Le Riesling Hugel Classique 2004 a un nez encore fermé. Il est à peine perlant. Bien citronné il a une longue trace. Mais il faut le laisser s’arrondir. Le Riesling Jubilee Hugel 2001 a un nez de riesling plus franc. Ce qui frappe, c’est sa définition précise. Citronné, encore acide au premier contact. Les épices et les fleurs arrivent en fin de bouche. Le Riesling Vendanges Tardives (VT) Hugel 1998 a un nez subtil. Et pour un VT, il joue dans la discrétion. Chaud, doux, vin de plaisir très pur et élégant. Evoquer les litchis ou les pamplemousses roses serait restrictif. Le Riesling SGN (sélection de grains nobles) 2000 a un nez ingrat. En bouche, c’est du pur miel fondu. Très sucré, pâte de fruit, bonbon acidulé, c’est peut-être à faire vieillir, mais ce n’est pas mon goût. Je veux remettre ma bouche en place avec le VT puisqu’un grand programme m’attend, mais Jean Hugel me dit : « gardez cette impression en bouche. Si mon « Gentil » est bon après un SGN, c’est qu’il est bon. Le Gentil, c’est un vin de mélange, comme l’Edelswicker que j’aimais jadis. Bien sûr c’est simple. Mais ce gentil « Gentil » passa bien l’examen. Il ne faudrait pas passer sous silence la visite des vignes en pleines vendanges. Jean n’est pas le premier vigneron à me raconter son attachement à l’histoire, son souci de comprendre la terre, de maîtriser l’indiscipline de la vigne, cet insoumis qui préfère l’école buissonnière et la paresse que lui offre une terre trop facile. Mais c’est toujours émouvant, comme la vibration que dégage cette ville de Riquewihr très touristique, dont les maisons ancestrales (histoire, toujours l’histoire) offrent une beauté à la taille de l’homme. Je pense aux vignerons de l’âge de Jean, dont les grands parents leur ont raconté les vendanges de la fin du 19ème siècle, eux qui ont connu les ruptures que les guerres ont causées au travail de la vigne. J’aimerais parfois que le temps s’arrête pour qu’on ne perde pas le souvenir de périodes où, avec dix fois moins de techniques qu’aujourd’hui, on a fait des vins qui m’ont fait presque pleurer. Les pieds crottés nous revenons dans les murs de la société, et descendant les marches d’une cave qui ne paie pas de mine, de vilains casiers de plastique cachent quelques trésors. Jean prélève un Riesling VT (vendanges tardives) Hugel 1935. Belle couleur au brun cuivré. Le nez est très pur et séduisant. En bouche, c’est merveilleux. La belle acidité porte le vin, extraordinairement expressif. On pourrait évoquer la noix ou la cire d’abeille, mais ce qui compte, c’est la profondeur du message. Un couple de suédois venus acheter une bouteille n’en revenaient pas qu’on leur propose de goûter un tel nectar puisque nous étions assis tranquillement dans la boutique, Jean ne pouvant s’empêcher de faire l’article à tout arrivant. Alsace, quand tu nous tiens ! Sentant qu’il y avait un goût de trop peu, Jean m’invite à redescendre en cave. Je saisis un 1934. « Ce sera pour la prochaine fois, pour que vous ayez envie de revenir ». Un Gewurztraminer VT 1943 remonta de cave, avec un autre cadeau : un Kummel de 1943 qu’un soldat allemand avait demandé à Jean ou l’un de ses frères de garder pour lui. Quelle saveur aura ce qui est paradoxalement l’inverse d’une prise de guerre ? Le Gewurztraminer VT 1943 a un nez d’une élégance rare. Surprise en bouche, le vin est très léger. Il y a une petite amertume épicée qui limite le plaisir. Un couple d’américains eut la bonne idée de passer là au bon moment. La surprise de ce vin léger explique, mieux que tout commentaire, celle qu’ont eue les académiciens du 4 octobre qui ont été surpris par le VT 1961 qui leur fut donné de boire. La bouche séduite encore par ce Riesling 1935 d’immense charme je regagnai ma chambre pour me reposer le corps et les oreilles, car le Jean, quand il a quelque chose à dire – et il en a tout le temps – vous entraîne dans un tourbillon verbal impressionnant.