Comme chaque mois, mon fils vient à Paris pour les formalités des sociétés familiales dont il est, à ma suite, le gérant, puisque les lois françaises, lors de ma mise à la retraite, imposaient que j’abandonne tous mes mandats. Un des avantages de cette loi restrictive et frustrante, c’est que je vois mon fils tous les mois. Comme le week-end sera peuplé de plusieurs repas avec mes filles et mon fils, ma femme a prévu un repas à l’eau, fromages, salade et dessert. Mais j’ai envie de boire une bouteille avec mon fils qui est d’une rare beauté. C’est une demi-bouteille de Champagne Krug Grande Cuvée. La bouteille est belle, avec des couleurs de vieux rose. L’étiquette de cette bouteille a été utilisée entre 1982 et 1995. La forme du bouchon m’indique que l’on est plutôt en début de période. J’imagine volontiers que ce champagne correspond à une mise en bouteille en 1985, ce qui signifierait que les vins peuvent remonter jusqu’en 1975.
La bulle est discrète mais le pétillant est actif. La couleur est d’un jaune encore clair, à peine foncé. Le nez est très marqué par de délicieux petits fruits rouges, groseille et fraise. En bouche, ce qui occupe le palais, c’est une sensation de fruits rouges capiteux. Le fruit n’est pas cuit, pas confituré, il évoque plutôt une soupe qui ne serait pas acide. Car tout est voluptueux dans ce champagne. Et je suis frappé par sa profondeur. Il investit le palais avec une force rare. Ensuite, c’est la longueur qui est impressionnante. Le fruit rouge raffiné est ce qui me ravit. Nous grignotons des fromages de grande qualité car le nouveau fromager de notre petite commune de banlieue s’annonce comme un grand. C’est le Mont-d’or qui est le plus adapté au champagne apportant de la douceur. Mais le champagne se suffit. Il est pénétrant, profond et long.
Bien vite il est fini et une question existentielle se pose : eau ou champagne ? La tentation est grande, tant je suis heureux de partager avec mon fils. Je cherche une bouteille de Champagne Lanson 1971. La bouteille est d’une grande beauté. Elle a la forme historique des bouteilles de Lanson qui évoquent les quilles d’un jeu de quille. L’étiquette est d’un rouge lie de vin, avec la grosse croix de l’ordre de Malte. La bouteille est belle. Je cherche à extirper le bouchon mais il se cisaille à mi-hauteur et le bas du bouchon est sorti au tirebouchon. Le pschitt est faible mais les bulles sont visibles dans le verre. Dès la première gorgée, on sent la continuité avec le Krug et on mesure l’écart de niveau de puissance. La champagne est grand, mais à un étage en dessous du Krug. Et puis les choses s’assemblent, le palais s’habitue et l’on est en présence d’un champagne extrêmement agréable, aux notes de pêches, de fruits roses et jaunes, plutôt que les fruits rouges du Krug. On s’habitue de plus en plus au fait qu’il n’a pas la profondeur du Krug mais qu’il compense par un charme extrême d’une grande complexité. Il est fluide, gracile, avec une persistance aromatique très forte. Il a ce goût de vieux champagne sans défaut, dont l’acidité laisse une empreinte forte. Un régal. Ma femme a prévu des crêpes de la Chandeleur pour son chouchou. Elle font un duo de patinage artistique avec le Lanson.
Il existait un pont entre le Krug et le Lanson qui confirme à quel point le monde des vieux champagnes est un paradis de riches saveurs. On ne dira jamais assez que les Krug Grande Cuvée doivent vieillir.
le bouchon du Lanson s’est cassé du fait de la défaillance du liège