Je vais parler maintenant d’un dîner de discrimination positive, d’idéal républicain. On avait, voici peu, substitué à la France bleu, blanc, rouge la France black, blanc, beur. Ce soir je lui ai ajouté la France rouge, blanc, blanc liquoreux dans un brassage qualitatif qui ferait pâlir d’envie les accessions parallèles à Sciences Po.
On verra dans cette soirée, et ce n’est pas un jeu, que toutes les formes de vins ont le droit de s’exprimer, ce qui, par ricochet, est un hommage rendu au patient travail des sommeliers qui apportent jusque sur nos tables le fruit de nos sillons, dégorgés dans nos campagnes, ces méconnus des classements des guides qui valent bien des diplômés.
Le repas est en famille. On commence par un champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1997. Si je renouvelle l’essai de ce champagne c’est pour deux raisons. La première est que j’en ai beaucoup et les bouchons trop courts de ces champagnes se resserrent, ce qui me fait craindre des malheurs si on ne les boit pas. La seconde est que j’aime beaucoup ce champagne simple, bien sec, peu dosé et très expressif. Un beau champagne facilement agréable. Lorsque je le fais suivre par un Charles Heidsieck millésimé 1985, expérience que j’avais déjà tentée, je dois goûter deux fois car je suis surpris : je préfère presque le premier. Bien sûr le 1985 est plus structuré, plus dense. Mais le champagne plus simple a plus de charme. Structure chez l’un, charme chez l’autre. Je ne fus pas le seul à penser ainsi car longtemps après, dans le calme des discussions d’après repas, ma fille plaça le non millésimé en deuxième dans son tiercé, adoubant le plus simple des champagnes. L’ascenseur social était en marche. Il allait récidiver de spectaculaire façon. Sur deux foies gras, l’un mi-cuit l’autre plus travaillé et fumé je choisis un vin dont la provenance ne m’a laissé aucun souvenir. Il n’a même pas de nom, car sur l’étiquette il y a simplement marqué : « appellation Bergerac Sec contrôlée« . Pas de titre donc, si ce n’est celui de l’appellation. En dessous figure la mention « Sauvignon Blanc », et en caractères quasi illisibles, Pouillac Maxime avec la commune de Dordogne. Pas de millésime. Je pense l’avoir depuis plus de dix ans ce qui mettrait ce vin autour de 1985. Appelons le : Bergerac sec blanc Maxime Pouillac #1985. Une couleur dont la carafe en cristal accentue le doré, un nez de discret liquoreux ce qui trouble mes convives qui attendent un vin doux, et en bouche un vin blanc sec d’une structure particulièrement bien faite. Largement plus beau que ce que j’aurais imaginé, bien fruité allant même jusqu’à l’élégance. Mais surtout, un accord exceptionnellement juste avec les deux foies gras. Ce vin ne s’impose pas, il met en valeur. C’est le Jean Nohain ou le Michel Drucker du vin. En fait on s’aperçoit qu’un vin blanc sec au message simplifié comme ce Bergerac accompagne les foies gras largement mieux qu’un liquoreux. Voilà une belle leçon de gastronomie donnée par un modeste vin ici brillant comme sans doute jamais.
Sur une fondante et goûteuse pièce de boeuf le Haut-Brion 1981 apparaît identique au récent essai que j’en avais fait. Il sent le bois, ce bois de navire de haute mer buriné par le sel et brûlé par la poudre des canons des corsaires. Ce bois a travaillé sur les océans dans des courses lointaines. Il sent l’éclat des sabres d’abordage et le rhum répandu sur le ventre des filles faciles après d’intenses flibusteries.
Mais ce Haut-Brion est comme le boxeur qui ne frappe que d’un bras, comme le stentor qui déclame en sourdine. Il souffre de ne pas vouloir se montrer. On sent tout le potentiel de Haut-Brion, cette structure inimitable mais enrouée. On a un grand Bordeaux sur béquilles. Ce qui par contrecoup met en valeur le roturier, lutte des classes oblige. Le Chambolle Musigny Nicolas 1967 n’est pas un vin de domaine : sur le bouchon est écrit « mis en bouteilles dans la région ». Cette bouteille figure dans ma cave depuis plus de 20 ans, car Nicolas a constitué la première source de constitution de ma cave. Ce vin est beau. Bu à l’aveugle, il a conduit chaque convive à se tromper de deux décennies tant il est jeune de couleur et de goût. Belle acidité, et belle trame généreuse d’un vin simple de grande séduction. Magnifique sur la viande et étonnamment brillant sur un Brie, quasi magique dans son accompagnement. Tout le monde a aimé ce vin de charme.
Mon cordon bleu de femme avait composé une crème au chocolat dont elle a le secret, d’une finesse extrême. Je l’ai mise entre les mains d’un Maury Domaine de la Coume du Roy 1925. Quel talent ! Ce vin a un charme inimitable. C’est infiniment plus léger qu’un Porto, mais la présence aromatique est quasi infinie. On nage dans la confiture de pommes et de coings, dans les pâtes de fruits les plus voluptueuses. Ce vin chante le soleil et propage une bonne humeur comme la plus efficace des médecines. Sans doute l’un des Maury les plus fins que j’aie jamais bus.
Ma femme qui ne boit jamais sauf de temps à autre des liquoreux a pu tremper ses lèvres dans plusieurs Yquem dont 1893 ou 1921. Elle a trouvé que ce Maury est sans doute le plus agréable de tous les liquoreux, par cette joie facile si simplement exposée.
Ce choix de vins est l’un des plus gratifiants pour moi. Il montre que tous les vins ont le droit de s’exprimer, de quelque origine sociale qu’ils soient, à condition qu’ils aient quelque chose à dire. Des petits vins de mélange arrivent à trouver un bel équilibre au bon moment. Et le Maury rappelle le travail heureux des ans. J’aime faire plaisir avec des étiquettes qui sont des institutions reconnues. Mais j’aime aussi quand d’obscurs et sans grade vignerons viennent prouver que dans nos provinces on a su faire ce qu’il faut.
L’ascenseur social jouait à fond ce soir. C’est bien. Il montre aussi qu’aucune province française n’aura à craindre la concurrence étrangère si l’on sait produire de l’authentique, du sincère.
Mon classement personnel fut en un l’exceptionnel Maury 1925, en deux le Chambolle-Musigny 1967 et en trois le Bergerac sec daté vers 1985. Un dîner comme je les aime.