Jean-Baptiste a assisté à la dernière séance de l’Académie des Vins Anciens. Il me contacte en me disant qu’il sera sur Paris avec ses deux frères et son père et serait heureux que je dîne avec eux. Il y aura dans la liste de ses apports un Rayas blanc 1959 qui suffit à lui seul pour me convaincre d’accepter de les rejoindre.
Je propose pour ce diner que nous allions au restaurant Pages. Le matin même, Jean-Baptiste m’informe que son père ne pourra pas venir du fait de la grève de la SNCF. J’appelle un ami qui se libère pour le dîner pour que notre table soit de cinq.
J’arrive peu après 16 heures au restaurant Pages pour ouvrir mes vins. Je serai rejoint par Jean-Baptiste vers 17h30. J’ai le temps de composer le menu avec le chef Ken. Ken écrit le menu sur une ardoise murale et nous aurons plusieurs fois l’occasion d’effacer des lignes et de recommencer.
Le Château Trotanoy 1er Cru de Pomerol 1926 a un bouchon parfait qui vient entier. Le parfum à l’ouverture est jeune et vibrant. Le vin est prometteur.
Le Château Rayas Blanc 1959 a une couleur ambrée. Le bouchon vient bien et le parfum est généreux, vif et lui aussi prometteur.
Jean-Baptiste n’avait pas inclus dans son mail le Château Gilette Doux 1950 qui change tout ce que nous avions conçu pour le dessert. Le pâtissier va changer de plat avec une faculté d’adaptation qui mérite les compliments.
Les autres ouvertures sont sans histoire. Ouvertures faites, nous allons au bistrot 116 pour boire une bière et sucer les cosses d’édamamés selon la tradition qui ponctue les séances d’ouverture des vins.
Le menu mis au point avec le chef, dans lequel j’ai voulu faire quelques extravagances, est :
Velouté de brocolis et crème d’anchois / tartelette de céleri & pomme granny Smith / roulé truite & betterave / Sashimi de bar et huile d’olive / Saint Pierre et coques, bouillon Pages / Queue de homard, bisque au vin jaune et comté / Bouillon de volaille en trou normand / Poularde, œuf 65°, écume d’épeautre & gnocchis de cresson / Asperges croquantes en trois façons (crues/tempura/vapeur), condiment gribiche / Saint Nectaire / Suprêmes d’agrumes, voile au thé Earl Gray.
Les amuse-bouches se prennent avec le Champagne Dom Pérignon 2008 commandé sur place par mon ami qui nous a rejoints. Ce champagne est large, solide, serein et de bel équilibre. Mais j’ai l’impression qu’il faudrait le laisser tranquille quelques années pour qu’il atteigne un autre niveau de maturité. Ce champagne est promis à un très grand avenir.
Le bar cru à l’huile d’olive est associé au Château Chalon Bourdy 1942 que j’avais apporté au château de Louvois. Il est toujours aussi fringant, puissant, au parfum fort. L’accord est splendide.
Le parfum du Château Trotanoy 1926 est probablement le plus extraordinaire parfum qu’un vin de Bordeaux puisse offrir. Il est au niveau du parfum de Margaux 1900 ou Pétrus 1950. Il est au sommet et tellement envoûtant que l’on n’a pratiquement pas envie de boire le vin tant on est enivré par ces fragrances douces et raffinées. En bouche, la surprise est la même que pour le nez. Le vin n’a pas d’âge, riche, avec ce grain de truffe et de charbon si caractéristique des grands Pomerols. Nous sommes tous comme tétanisés par tant de perfection. L’année 1926 est une grande année et je me souviens que Pétrus 1926 est un monument. On est à ce niveau.
L’accord avec le saint-pierre est pertinent. J’ai servi à l’équipe de cuisine un verre de ce vin et quand le chef Ken est venu nous saluer en fin de repas, il nous a dit qu’il a essayé de vérifier l’accord du poisson avec le vin et il a été convaincu alors qu’il n’était pas nécessairement sûr que mon choix fût le bon.
Pour le homard, le Château Rayas Châteauneuf-du-Pape Blanc 1959 nous est servi. Sa couleur est un peu ambrée mais acceptable. Son parfum est riche, conquérant, large, et montre sa puissance. En bouche c’est un régal. C’est un fonceur qui veut envahir le palais pour imposer sa vision du vin. Il est là, « je suis Rayas et aimez-moi ». L’accord avec la bisque de homard est d’anthologie. Ce vin puissant et riche est vraiment plaisant. On se régale et sa réputation n’est pas usurpée. Il est au sommet de ce qu’on pourrait attendre.
Le plat de poularde, avec ses trois parties est un régal pur. L’œuf est une grande réussite. Le Corton Rapet Père et Fils 1969 présente tous les signes de la délicatesse bourguignonne. C’est un vent de fraîcheur très agréable. Et l’accord avec la chair douce de la poularde est de grand bonheur. Mais curieusement, ce vin ne va pas tenir la longueur, ce qui est rare, et son parfum va lentement s’éteindre. C’est dommage, car la première sensation était d’un grand plaisir.
Pour les asperges en trois façons, quoi de mieux que de revenir au si généreux Château Chalon Bourdy 1942 ? Le traitement des asperges est original et l’accord est naturel. Un grand moment.
J’avais choisi de séparer les deux bordeaux pour qu’il n’y ait pas de confrontation directe et je crois avoir bien fait, car le Château Canon Saint-Emilion 1966 est superbe. L’idée qui me vient à l’esprit est que ce vin est le gendre idéal. Il a tout pour lui, la rondeur, l’élégance, le charme et l’absence de défaut. Rond et ensoleillé il est parfait, mais presque trop. Ce ne sont pas toujours les éphèbes parfaits qui sont les plus grands séducteurs. En tout cas, avec ce vin, on prend du plaisir.
Le Château Gilette Doux 1950 est une merveille. Et contrairement à ce que je viens d’exprimer pour le Saint-Emilion, sa perfection est de totale séduction. J’aime beaucoup les sauternes qui ne sont pas trop botrytisés et ce Gilette est idéal. Le dessert créé à la dernière minute par le pâtissier correspond tellement au vin ! C’est un accord d’une subtilité totale. Le plus bel accord du repas même si d’autres ont été exceptionnels. Le Gilette dans cet état, c’est-à-dire moins puissant que la crème de tête, est un régal absolu.
Tant de perfection nous donne le tournis. Je suis si fier d’avoir composé le menu avec le chef Ken pour un repas de grande cohérence et de belles inventions que je compterai ce repas parmi les repas de wine-dinners. Il portera le numéro 274.
Nous sommes cinq à voter pour les cinq vins que nous préférons parmi les sept. Le Trotanoy 1926 reçoit quatre votes de premier, et le Gilette 1950 un vote de premier. Quatre vins ont des votes de tous. Le Corton ne reçoit qu’un vote, mais de second et le Dom Pérignon 2008 n’a pas de vote ce qui est compréhensible car un vin jeune a toujours du mal à trouver sa place dans un repas de vins anciens.
Une fois n’est pas coutume, le vote global est le même que mon vote : 1 – Château Trotanoy 1926, 2 – Château Gilette Doux 1950, 3 – Château Rayas Blanc 1959, 4 – Château Chalon Jean Bourdy 1942, 5 – Château Canon Saint-Emilion 1966, 6 – Corton Rapet Père et Fils 1969.
Pour mémoire, pour tous mes repas seulement 22 d’entre eux ont eu des votes où les trois premiers du vote global ont été les mêmes que mes trois premiers. Voici donc le 23ème.
Nous nous connaissions à peine et nous avons passé un repas mémorable dans une ambiance de grande complicité.