C’est un homme que je connais depuis quarante ans, de mon passé industriel. Nous sommes toujours en affaire et nous avons un sujet sérieux à discuter. Il connaît ma passion pour les vins anciens et a déjà assisté à mes dîners. Il me lance au téléphone : « si vous venez déjeuner là où j’ai mes habitudes, venez avec un vin de la Romanée Conti ». Je ne réponds pas.
Le jour dit, je me présente à l’hôtel Mercure de Blanc-Mesnil. Mon ami est au bar et sirote un Suze-cassis. Nous passons à table, dans une salle à moitié vide, car cette banlieue n’est plus très active aujourd’hui. Je sors une bouteille de ma musette, un Echézeaux domaine de la Romanée Conti 1984. Ses yeux s’embrument car il ne croyait pas que sa boutade serait prise au sérieux et il me dit : « je viens de fêter il y a tout juste un mois mes 90 ans. Et ce sera la première fois que je vais boire un vin de la Romanée Conti ».
La bouteille a été chahutée lors de son transport en voiture. Le bouchon me résiste, car il est très serré. Il est de grande qualité et le haut du bouchon très noirci, sent la terre des caves du domaine, comme c’est fréquent. Nous trinquons et je sens mon ami ému. Le nez évoque la salinité des vins du domaine. Le liquide est un peu trouble mais va se clarifier.
En bouche, l’émotion est extrême. Souvent des gens se moquent de moi lorsque je dis d’un vin qu’il a l’âme du domaine. C’est vrai que c’est difficile à exprimer par des mots, mais l’âme de la Bretagne ou l’âme de l’Auvergne, on imagine volontiers que ce n’est pas la même chose. Pour un vin, lorsqu’on a exploré 75 millésimes de vins du domaine, on peut comprendre que la représentation de l’âme d’un vin puisse se former.
Il y a la salinité, la râpe, l’amertume. Il y a une affirmation, une profession de foi. La personnalité de ce vin est forte, très au dessus de ce que j’attendrais d’un Echézeaux. Et, comme toujours dans les années discrètes, le vin du domaine s’exprime à forte voix. Quel étrange voyage dans la Bourgogne bourguignonnante, rêche et sans concession. Alors que le vin n’est pas facile à lire, mon ami est ému et jouit du grand vin. Un romsteak frites est l’aimable compagnon du vin. Le sourire de ce jeune homme de 90 ans est une récompense. Ce vin de caractère m’a enchanté, au-delà de mes espérances.