Abnégation, abnégation, tout, dans ma vie, n’est qu’abnégation. Devant préparer le 150ème dîner, qui, selon une logique toute booléenne, doit apparaître après le 151ème, je me rends au château de Saran, demeure de réception du groupe Moët, pour mettre au point avec le chef Bernard Dance le menu du dîner. Je m’annonce à la porte électrique et lorsque je mets pied à terre, Bernard Dance, Romain le sommelier et Hélène, la maîtresse des lieux, sont là pour m’accueillir. Une coupe de Champagne Moët & Chandon 2002 effacerait un décalage horaire si mon voyage en avait un. Comme ce n’est pas le cas, il montre surtout sa franchise et un épanouissement qu’il n’avait pas jusqu’alors. Ce champagne fait sens aujourd’hui, avec une richesse et une opulence que seul l’âge peut lui donner. Trois cuillers, de saumon, de foie gras et de concombre lui trouvent de belles vibrations.
Nous sommes trois dans la belle salle à manger, fleurie d’hortensias roses et bleus, Stanislas, Bernard Dance et moi. Le chef a conçu un menu qui ne doit pas préfigurer ce que nous ferons dans un mois, mais doit permettre de réfléchir. Le menu est : noix de Saint-Jacques à l’émulsion de pamplemousse / filet d’agneau en croûte de tapenade d’olive et petits légumes / plateau de fromages / éclair macaron ganache Tagada sauce menthe.
Le Champagne Moët & Chandon magnum 1985 a un nez spectaculairement beau. C’est une belle surprise. La bouche est belle, mais le nez de grande race domine. On sent du miel, des blés blonds dans ce vin. Bernard m’explique que l’émulsion de pamplemousse est dimensionnée pour un 2002. Il faudrait l’atténuer pour un 1985, mais je ne boude pas mon plaisir. Sur l’agneau, un Champagne Moët & Chandon rosé 1981 est très pertinent. Sa couleur est d’un rose intense, son nez est discret. En bouche le vin est très adapté au plat.
J’ai dans ma musette une arme de compétition. J’ai apporté une Côte Rôtie La Turque Guigal 1995. Ce vin légendaire est d’une richesse extrême, avec des évocations de fenouil et d’anis qui sont rafraîchissantes. Et l’on constate avec plaisir que le plat réagit aussi bien à la Côte Rôtie que j’ai trouvée plus discrète qu’elle ne pourrait qu’au champagne rosé délicat mais joyeux.
Sur des fromages très crémeux, la Turque et le rosé sont pertinents. La Turque dit au revoir lorsqu’arrive le dessert qui allume mille lanternes évocatrices de souvenirs d’enfance. La mâche du macaron est diabolique.
Pendant tout le repas, nous avons décliné les plats qui conviendraient aux vins du 150ème dîner. Le dialogue avec Bernard Dance est ouvert, fécond, car il comprend la prédominance des vins, et ne sent pas son art diminué par cette majeure. Nous avons bâti un repas de folie, qui va s’affiner dans les semaines à venir.
Nous passons au salon où le café se pousse avec un Cognac Paradis, antichambre d’une sieste bien méritée. Abnégation, je vous dis.