L’académie des vins anciens tient sa treizième séance. Il me semble que malgré les aléas, ce numéro lui a porté chance. Cette réunion est particulière à plus d’un titre. Elle se tient pour la première fois au restaurant de l’hôtel Bedford dans le 8ème arrondissement. L’hôtel n’assure pas le dîner et j’avais déjà constaté en m’y rendant avec un ami qu’à peine le déjeuner fini, les tables sont dressées pour le petit déjeuner du lendemain. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, car nous avons privatisé la très amusante salle du restaurant. Amusante, car sa décoration est surchargée, avec des stucs lourds comme ceux de la plus audacieuse des pâtisseries, mais charmante aussi, car elle dégage une atmosphère bucolique et confortable.
Christophe le chef, passionné de vins et notamment d’Yquem (il n’y en aura pas ce soir) est heureux de faire cette expérience, et je sens que Gilles le sommelier et Franck sont motivés à faire un service de qualité sur un schéma très inhabituel.
D’autres facteurs ont influencé cette réunion. Les inscriptions ont été très tardives, moins de dix membres ayant répondu à l’appel un mois avant la réunion. Pour accélérer le rythme il m’est apparu qu’il faudrait que je sorte de ma cave des bouteilles emblématiques. Par ailleurs, un de mes amis, Juan-Carlos, est en train de ranger ma cave. Il y découvre les bouteilles qui nécessitent d’être bues en urgence, parce que les niveaux ont baissé. L’occasion était trop belle de réaliser un projet que j’ai depuis longtemps, faire une réunion de « bas niveaux ». Dans la cave, Juan-Carlos riait de mon attitude, car à chaque bouteille, je disais : « oh, j’ai envie qu’ils goûtent cela ». C’est enfantin, car je ne cessais de rajouter des bouteilles.
Un autre élément a modifié l’effectif habituel de notre réunion. A la suite des conférences que j’ai tenues devant des élèves de Sciences Po et de l’Institut Supérieur du Marketing du Luxe et du même institut pour le goût, plusieurs se sont inscrits, que je dispensais de l’obligation d’apporter des bouteilles de vins anciens.
Au final, nous sommes 36 inscrits, mais 32 présents à la séance de l’académie, avec 65 vins annoncés, mais 62 présents, dont 46 en provenance de ma cave. Cette réunion est donc particulière, par son site nouveau, par la présence de douze étudiants ou élèves ravis d’entrer dans un monde inconnu et par le nombre très élevé de vins, puisque le ratio habituel d’une bouteille par personne est aujourd’hui doublé.
A 16 heures la salle de restaurant est étouffante, car la jolie verrière à vitraux a l’effet d’une serre. Il faut vite mettre en marche la climatisation pour que je puisse effectuer l’ouverture de ces 62 bouteilles. Juan-Carlos et un autre ami fidèle, Jean, seront d’une aide précieuse, car je ne serais sans doute jamais arrivé seul à extirper tous les bouchons dont de nombreux sont venus en charpie.
Quand le niveau dans une bouteille baisse, c’est que le bouchon a un problème. La nature du problème est variable, certains devenant secs, d’autres graisseux, mais généralement, les bouchons se brisent en mille morceaux. C’est ce qui s’est produit. Parfois, des bouchons ne tenaient plus qu’à un fil et la simple pression de la pointe du tirebouchon les fait tomber dans la bouteille. Avec Jean et Juan-Carlos, nous échangeons nos impressions olfactives, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas encourageant. A vue de nez j’estime qu’un tiers des vins sont morts ou quasi morts, surtout les blancs secs qui ont souffert. Jean est le plus optimiste de nous trois. Jamais mes mains n’ont été aussi noires tant abondaient les bouchons graisseux. Des goulots étaient recouverts de traces noires, dont particulièrement celui de La Tour Blanche supposé 1896, au goulot dont l’intérieur est touché comme un pélican lors d’une marée noire. Cette bouteille m’a réservé une surprise. Au moment où je l’ouvre, le nez se caractérise par de la poussière, du parchemin, mais je pressens un retour possible. Je prends la bouteille et traverse la pièce pour faire sentir ce vin au chef amoureux d’Yquem qui dîne dans la salle. A peine ai-je fait quelques mètres que des odeurs sympathiques d’agrumes deviennent sensibles. Une éclosion aussi rapide est rare. Le chef et le sommelier sentent ces odeurs sympathiques. Je prends la bouteille pour la reposer sur la console où sont alignés tous les vins. Je sens une dernière fois avant de reposer, et alors, une odeur de bouchon envahit mes narines. L’odeur de bouchon était absolument inexistante pendant les deux premières minutes. Et maintenant, elle s’impose. Cette survenance tardive est une énigme.
Les académiciens arrivent en ordre dispersé, ce que la circulation parisienne explique. Nous commençons par un Champagne Moët et Chandon en magnum des années 50. C’est quand même un peu dommage de démarrer par une bouteille faible, car malgré un niveau très beau dans la bouteille, le bouchon qui se tire sans résistance indique une absence de bulle. Et comme j’ai la première gorgée, c’est la plus amère. Fort heureusement le reste de la bouteille est moins désagréable et je constate avec plaisir que chacun, y compris les plus jeunes, accepte bien ce champagne, parfois gouleyant mais objectivement fatigué. L’ouverture d’esprit des présents est un bon signe.
Nous nous plaçons à table, en six tables de cinq à six personnes. Après la séance d’ouverture et ce champagne, j’oriente mon discours sur la nécessité de bien se mettre à l’écoute des vins, pour en saisir les messages encore audibles. Et j’annonce que très probablement nous rejetterons des bouteilles mortes.
Nous sommes répartis en trois groupes de vins, chacun des académiciens devant goûter plus d’une vingtaine de vins. Ils sont listés par ordre de service :
Les vins du groupe 1 : Champagne Soutiran Brut 1er cru Alexandre non millésimé, Schramsberg méthode champenoise blanc de noirs Californie 2004, Champagne Houdart de la Motte années 80, Sancerre rosé AOC 1976, Puligny-Montrachet Grands Chais de Dijon années 50, Château Haut Brion blanc 1966, Domaine de Chevalier 1952, Clos Fourtet 1959, Château Pichon Comtesse années 20, Château La Mission Haut-Brion 1929, Château Lafite 1900, Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956, Vosne-Romanée Beaumonts Charles Noëllat 1961, Clos des Papes Paul Avril Châteauneuf-du-Pape 1979, Clos Montmartre blanc 1979, Château Chalon Perron 1967, Cérons 1943, Château la Tour Blanche Sauternes fin du 19ème siècle, probable 1896.
Les vins du groupe 2 : Champagne Soutiran grand cru millésimé 2003, Champagne Houdart de la Motte années 80, Champagne Prince de Bourbon Parme Abel Lepitre 1975, Château de la Grave bordeaux blanc années 40, Bourgogne Aligoté Les Caves Unies 1960, Santenay blanc Réserve de le Reine Pédauque années 50, Puligny-Montrachet Grands Chais de Dijon années 50, Château de Cavailles Bergerac 1982, Château Bourgneuf Vayron Pomerol 1971, Château Langoa Barton 1966, Château Haut-Brion 1963, Château Margaux 1962, Château La Gaffelière Naudes 1934, Château Chauvin Caves Nicolas 1929, Macon reine Pédauque années 1950, Mercurey Clos du Roi Antonin Rodet 1943, Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1957, Château de Beaucastel Châteauneuf-du-Pape 1986, Clos de la Coulée de Serrant Nicolas Joly 1979, Château Laurette Sainte Croix du Mont 1983, Loupiac Georges Audy 1945.
Les vins du groupe 3 : Blanc Foussy Vin vif de Touraine années 80, Champagne Houdart de la Motte années 80, Champagne Houdart de la Motte années 80, Krug Grande cuvée datant des années 70, Puligny-Montrachet Vincent Vial 1962, Santenay blanc Réserve de le Reine Pédauque années 50, Puligny-Montrachet Grands Chais de Dijon années 50, Château Carbonnieux Blanc 1966, Château Fontaine Montaguillon 1964, Château Brane Cantenac 1966, Cheval Noir –St Emilion 1959 , Château Malartic Lagravière 1953, Château Haut-Brion 1963, Château Haut-Brion 1942, Château Mouton-Rothschild 1970, Château La Gaffelière Naudes 1934, Chambolle-Musigny Morin 1945, Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1942, Bonnes Mares Louis Gasquiel 1943, Vin jaune 1964, Château Doisy-Daëne 1967.
Le menu composé pour nous par Christophe Frugier est certainement le plus abouti de toutes les séances : terrine de foie gras au naturel / chair de tourteau aux légumes croquants / filet de bar poêlé, émulsion de crustacés / médaillon de volaille fermière farcie aux morilles / agneau rôti, jus réduit, purée à l’huile d’olive / Stilton / glace fine aux pommes, glace vanille. Ce fut très élégamment réalisé.
Le Champagne Soutiran Brut 1er cru Alexandre non millésimé fait un grand contraste avec le champagne d’apéritif. Il est jeune, plein de belles bulles et se boit agréablement Je ne sais pas qui m’a offert le Schramsberg blanc de noirs méthode champenoise Californie 2004. C’est amusant de voir que c’est un ami champenois à ma table qui défend les couleurs de ce vin que l’on aimerait sans doute si nous étions californiens. Mais le vin très alcoolique, à la bulle lourde et au dosage élevé n’entraîne pas de ma part une grande adhésion.
Le bonheur revient avec le Champagne Houdart de la Motte années 80 qui est exactement ce que doit être un champagne ancien : avoir encore du pétillant et disposer d’une gamme chromatique joyeuse et étendue. C’est le cas de celui-ci. Mais il y a encore mieux, car on me tend un verre de Champagne Prince de Bourbon Parme Abel Lepitre 1975, qui est encore plus élevé dans la grâce et la joie de vivre. C’est un très grand champagne de gastronomie.
Qui d’autre que moi a encore en cave un Sancerre rosé AOC 1976 dont le nom du vigneron est absent ? Le pire serait à craindre mais pas du tout. La couleur rosée est très belle, de rose frêle, le nez est convaincant et le goût est très agréable, simple, direct et appétissant. Il se boit bien.
Comme je l’avais supputé, les blancs ont un rôle difficile à jouer, mais j’entends aux tables voisines que les choses se passent beaucoup mieux que prévu. Le Puligny-Montrachet Grands Chais de Dijon années 50 est objectivement fatigué, mais il n’entraîne aucune grimace. Il est à noter que la chair du tourteau lui donne un coup de fouet restructurant. On passe très vite au Château Haut Brion blanc 1966 qui est absolument magnifique. Voilà un vin vivant d’une couleur jaune de belle jeunesse, au goût dans la plénitude de sa maturité. C’est un grand vin, très dans la ligne des grands Haut-Brion blancs.
Une belle surprise nous attend avec le Domaine de Chevalier 1952 qui est d’un charme velouté inimaginable. Jamais nous n’aurions pensé que ce vin aurait ce niveau. Et la chair du poisson accentue son velouté et lui donne de la densité. Ce qui est intéressant, c’est de comparer avec le vin suivant. Le Clos Fourtet 1959 est mieux dessiné, plus pur et plus délicatement charpenté, mais c’est vers le Domaine de Chevalier que notre cœur penche.
La bouteille de Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande des années 20 n’a pas d’étiquette et le vin est reconnu par sa capsule à l’écusson ovoïde, d’un rouge éclatant. Le vin est délicieux comme les 1921 savent le faire, ce qui pourrait être son millésime. Solide, vaillant, encore dense, ce vin est grand. Mais le Château La Mission Haut-Brion 1929 est d’une autre trempe. Pour les jeunes palais qui assistent pour la première fois à une séance de l’académie, le fait qu’un vin de 81 ans puisse avoir cette force, cette présence carrée, et ce goût à la longueur inextinguible, c’est vraiment entrer dans un monde irréel. Je lis l’étonnement sur les visages. C’est un très grand Mission.
Mais maintenant, ce sont tous les convives qui regardent mon visage, car je suis le premier servi d’un vin mythique. Et tout le monde sourit de mon expression béate. Je suis lou ravi, le benêt du village qui découvre l’apparition divine du Château Lafite 1900. Cette bouteille était à la limite basse de l’épaule. Et le vin est tout simplement sublime, irréel, incroyable, avec une complexité que je n’ai que rarement rencontrée. Ce vin est divin, kaléidoscopique, car il est impossible d’en saisir toutes les nuances. Ça bouge en bouche de façon incroyable. Il y a des fruits noirs et rouges délicatement enrobés dans un vineux joyeux. Franck me verse la lie dans un verre, et c’est un nirvana eucharistique, si l’on peut oser cette expression. Je suis sur un petit nuage.
Pas question d’en redescendre, car c’est une nouvelle irréalité qui arrive. Le Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956 est tout simplement parfaitement Conti. A mille lieues des impressions données par le Lafite, on est bercé par la douceur saline toute en grâce d’un vin à la sensualité raffinée. Quel tir groupé de six vins de suite qui sont dans une forme parfaite !
Nous redescendons sur terre avec le Vosne Romanée Beaumonts Charles Noëllat 1961 qui fait torréfié, cuit, buvable sans doute, mais fatigué et dévié. Je n’ai pas gardé le souvenir du Clos des Papes Paul Avril Chateauneuf-du-Pape 1979 et je ne sais même pas si je l’ai bu. Il sentait très bon à l’ouverture. J’espère qu’il fut bon. Il faut dire que je me déplaçais de table en table, et dans la forêt de verres que j’avais à ma place, il n’est pas impossible que j’aie omis ce vin.
C’est la première fois que je goûte un Clos Montmartre blanc 1979. La couleur est d’un jaune orangé trouble. Le nez évoque les vins jaunes, ce qui explique que je l’aie placé à ce moment du repas. Et ce vin picote l’intérêt car il ne ressemble à rien. Et j’adore ces vins indéfinissables. A l’inverse, le Château Chalon Perron 1967 est totalement conforme à ce qu’on en attend, c’est-à-dire excellent.
Le Cérons Château du Haut-Mayne 1943 est d’une belle jeunesse et d’une densité qui le rend séduisant. Vient alors ce qui devait être après Lafite le clou de notre groupe, le Château la Tour Blanche Sauternes fin du 19ème siècle, probable 1896. Il a gardé son sale goût de bouchon. La couleur est d’un or orangé légèrement trouble, et rien en bouche ne confirme le nez de bouchon. Le vin est fatigué, mais suffisamment plaisant pour qu’on finisse son verre. Un ami jurassien a sorti de sa besace un vin de paille qui n’a qu’un succès d’estime.
A toutes les tables, tout le monde est joyeux. Des verres s’échangent, les discussions sont passionnées et chacun a conscience de vivre des instants uniques. Ceux qui ont bu un vin de 110 ans, le Lafite 1900 se demandent si un jour ils auront la chance de boire à nouveau un vin aussi rare.
J’ai perçu ici ou là pendant le repas quelques grimaces, mais le bilan me semble impensable par rapport au sentiment à l’ouverture. Notre groupe n’a écarté aucun vin et aux autres tables, ce sont peut-être quatre ou cinq bouteilles au maximum qui ont été jugées difficilement buvables.
Des réflexions s’imposent après cette incroyable dégustation. D’abord, qu’il faut intensifier, grâce à l’académie, le mouvement pour que les vins anciens se boivent. Beaucoup de vins de ce soir ont été bus au-delà de la période où ils auraient dû l’être. L’autre constatation est l’incroyable pouvoir curatif de l’oxygène sur des bouteilles apparemment mortes. J’avais prévu que chaque groupe puisse boire une bouteille du Domaine de la Romanée Conti, et j’avais annoncé que l’une d’entre elles serait certainement imbuvable. Or elle fut appréciée et même notée à un bon rang dans les préférences. Ceci veut dire que le pire n’est jamais sûr, et qu’il ne faut jamais condamner une bouteille à l’ouverture. Les miracles sont le quotidien des vins anciens.
Le classement que je ferais des vins de mon groupe est : 1 – Château Lafite 1900, 2 – Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956, 3 – Château La Mission Haut-Brion 1929, 4 – Château Pichon Comtesse années 20, 5 – Domaine de Chevalier 1952, 6 – Château Haut Brion blanc 1966, 7 – Sancerre rosé AOC 1976. Le champagne Abel Lepitre que j’ai bu par ailleurs viendrait en quatrième position si je l’incluais.
Cette séance de l’académie est sans doute la plus brillante de celles que nous avons vécues, par le cadre, le repas, la qualité des vins malgré leur apparence et par l’atmosphère créée par des amateurs jeunes et moins jeunes, tous enthousiastes. La grande leçon est qu’un vin ne doit jamais être jugé mort, tant qu’on ne lui a pas donné une chance de revivre, et que les miracles sont plus fréquents qu’on ne le croit, grâce à Saint Oxygène, patron des vins anciens. Cette académie nous a donné une grande leçon et beaucoup de plaisir.