Je lis avec surprise l’annonce qu’Alain Senderens rend ses trois étoiles. La pression du statut de trois étoiles a touché beaucoup de chefs : Joël Robuchon prenant une retraite anticipée alors qu’il a atteint l’inatteignable puis revenant avec d’autres concepts, Alain Passard, décidant d’abandonner les viandes, le regretté Bernard Loiseau mettant brutalement fin au combat, et maintenant ce génie qu’est Alain Senderens, bien installé dans des formules qui innovent, décide de changer. Il est clair que les grands chefs ont été, ces derniers temps, surmédiatisés, trop racontés. Si le calendrier Pirelli va bien à Gisele Bundchen ou à Eva Herzigova, il va moins bien à nos rugbymen, mais franchement encore moins bien à nos chefs (ce n’est pas encore fait, mais ça vient, tant on les sollicite). On leur demande trop et ils s’écartent beaucoup trop de leurs fourneaux. La réponse du Michelin à cette décision est cohérente : « faites ce que vous voulez. Je donnerai mes notes en fonction de ce que je vois, pas en fonction de votre attitude ».
On en saura plus sur les motivations de cet immense chef, mais n’est-ce pas l’occasion de mettre à plat quelques questions sur la gastronomie d’exception ? Il n’est pas définitivement indispensable que l’on ait besoin du raffinement extrême qui pousse les prix à des niveaux stratosphériques. Les amuse-bouches d’une complexité folle, les pré-desserts, avant-desserts, post-desserts sont-ils toujours utiles ? Les coupes de champagne qui coûtent aussi cher qu’un honnête repas. Les plats que l’on sert avec un cérémonial d’opérette : un serveur qui apporte l’assiette, un serveur qui verse une sauce, un troisième qui vient broyer du poivre sur le résultat provisoire, un quatrième avec l’assiette d’un abat, un cinquième qui cherche désespérément à loger une assiette de salade et le sixième qui propose un pain fourré à l’olive et au belota qui fonctionne avec le plat. Il y a nécessairement matière à réflexion.
Il y en a une qui s’impose aussi sur la philosophie des cartes des vins. On ne peut pas laisser son invité pendant dix minutes se demander « alors, il y va ou il n’y va pas » quand le livre de cave, si lourd qu’il faut une table spéciale pour le poser demande un temps extrême de décryptage. La démarche d’Alain Senderens, que je ne vois pas abandonner son appétit de recherche et de création, devrait être l’occasion d’une réflexion fort utile.
On s’apercevrait sans doute que la direction qui est explorée aujourd’hui n’est pas forcément celle que souhaiteraient ceux qui fréquentent assidûment les lieux. Les restaurants du plus haut de gamme sont entraînés par les motivations de ceux qui, adossés à de grands hôtels, disposent d’un avantage de moyens inaccessibles aux maisons privées.
La décision d’Alain Senderens va susciter des questions qui seront utiles si on intègre bien que Paris compte aujourd’hui un groupe de chefs inventifs comme probablement jamais ce ne fut le cas auparavant. Paris doit rester la capitale absolue de la gastronomie mondiale. Il faut affirmer plus encore cette suprématie, car les retombées sur l’image de la France et sur la filière viticole seront considérables.
Comment mettre en valeur le patrimoine des vins anciens, c’est ma motivation actuelle. Comment mettre en valeur l’exception culinaire française est un autre combat. La prise de position d’Alain Senderens va être l’occasion d’y penser encore un peu plus. Ce beau sujet va certainement exciter mes neurones.
Nos vins, notre gastronomie, quel enjeu pour notre pays !