Dans mes bulletins, on change d’un sujet à l’autre sans qu’il y ait de titre. S’il devait y en avoir un pour ce qui va suivre, ce serait : « comment approcher le nirvana ? ». Car les deux « vieux de la vieille » de ce déjeuner ne sont pas des perdreaux de l’année, mais ils ont communié lors d’un moment unique.
Plantons le décor. Lorsque je voulais que l’on parle de mes dîners dans les médias qui comptent, j’ai fait appel à une société de communication. Un soir, dans un bistrot relativement ordinaire, un des dessinateurs du Nouvel Obs a gravé dans un de mes carnets un croquis savoureux. En face de moi, il y avait Perico Légasse, journaliste truculent du vin et de la gastronomie qui n’a pas la langue dans sa poche. En moins de trois phrases, nous savions que nous étions faits du même moule. Perico m’avait promis qu’il m’inviterait chez lui pour goûter ses vins anciens. Au bout de la quarante huit millième relance, l’esprit se lasse. Mais l’espoir persiste, car je sais que Perico aime les vins que j’aime. A la trente-six millionième relance, Perico me dit : « je t’invite, c’est chez Jacques Cagna ». L’Age de Glace nous a habitué au fait que l’écureuil Scrat, quand un gland est à portée de son museau, essaie de s’en saisir. Je prends l’invitation.
Le restaurant Jacques Cagna n’est pas inscrit régulièrement dans mes transhumances. Je le connaissais, mais sans en être familier. J’arrive un peu en avance, et les décors de bois de chênes anciens créent une atmosphère chaude et sympathique. J’ouvre mes deux bouteilles et Perico arrive, bouscule mon vin rouge qui manque de s’évanouir. Perico s’impose dans le décor, fait rafraîchir son champagne, et nous nous mettons à table pour choisir le menu.
Le Champagne Montebello cuvée extra brut 1964 du château de Mareuil sur Ay de Perico est précédé de son avertissement : « le dernier que j’ai bu était plutôt fatigué ». Celui que Philippe nous sert a une jolie bulle, une couleur encore jeune, et c’est un véritable bonheur en bouche. Je dis à Annie qui attend nos commandes qu’il faut impérativement un foie gras pour ce champagne délicat. Il existe une terrine de pigeon et foie gras qui fera l’affaire. Et c’est vrai que l’accord est prodigieux, plus avec le foie gras un peu salé qu’avec la terrine de pigeon, même si l’accord se fait. Le champagne est ravissant, chatoyant, énigmatique comme tous ces champagnes qui ne délivrent jamais les saveurs que l’on imagine. Une chose m’a étonné, et c’est sans doute la seule, c’est que Perico a dit que ce champagne est madérisé. Je m’inscris en faux contre une telle assertion, car le champagne n’est pas madérisé, il est évolué. Et c’est une immense différence. Ce sera la seule divergence entre nous.
Lorsque les petits ormeaux du Cotentin rôtis, caviar d’aubergine et cébettes sautées sont servis, même s’il y a encore dans nos verres du champagne, il est évident qu’il faut prendre le Savigny-Lavières Tollot-Beaut 1982 de la cave de Jacques Cagna. Et c’est l’ail qui crée la magie de l’accord. Il faudrait être petite souris pour observer deux adultes responsables qui gloussent en buvant un bourgogne de pure émotion. Ce vin, c’est le bourgogne comme seuls des français peuvent l’aimer, disons-nous en revissant nos bérets sur nos fronts. Car le liquide clairet, au nez de rose folle, est un diablotin bourguignon. Il est léger, élégant, aux vibrations rares. Peut-on imaginer un vin plus canaille ? Jacques Gagna, venu nous raconter des histoires de cuisiniers de la grande époque, n’est pas du tout sensible à ce message, car il aime les vins dans le fruit. Mais Perico et moi sommes en extase. La longueur de ce vin est rare. Nous sommes heureux, mais encore plus de constater que nos vibrations sont les mêmes.
Le cromesquis d’ail doux du plat s’accommode mieux du champagne de 1964 que du Savigny.
Le tournedos de cabillaud rôti, lard de Colonnata, fricassée de poireaux, pommes de terre et haricots verts, coques en marinière est d’une justesse extrême et ceux qui diront que vin rouge et cabillaud ne cohabitent pas en seront pour leurs frais.
Le Pommard Héritiers H. Leneuf propriétaires à Pommard 1955 est une révélation. Car ni Perico ni moi ne connaissons ce domaine. Je l’ai pris en cave comme une énigme à découvrir à deux. Il est tout en affirmation virile après le Savigny. C’est amusant qu’on dise d’un pommard qu’il est viril. De couleur presque noire, d’une densité de plomb, il donne de la Bourgogne une image nouvelle. Le vin évolue dans le verre et Perico et moi sommes les spectateurs d’une éclosion remarquable. Le vin est riche, avec des notes mentholées, et c’est surtout sa puissance qui en impose, même s’il est moins long en bouche que le délicat Savigny.
Le carré d’agneau de lait d’Occitanie rôti à la marjolaine, petits navets farcis et haricots coco à la couenne est goûteux, « à l’ancienne », et l’harmonie est belle. Le vin est puissant, charnu, possessif. Il change au fil des minutes, trouvant de plus en plus d’équilibre.
Jacques Cagna fait ajouter à nos agapes un Château de Camensac Haut-Médoc 1961. Il est un peu bouchonné à l’ouverture, mais nous sommes accueillants. Il est tellement jeune, à la couleur si juvénile que Perico et Jacques doutent de son âge. Mais je suis convaincu qu’il est de 1961, jeune comme cette année divine peut l’être. J’aime Camensac dont j’ai plusieurs millésimes en cave, mais l’attention était aujourd’hui vers la Bourgogne avec deux versions opposées, le Savigny qui surfe sur une onde fraîche comme un galet qui fait des ricochets, et le Pommard, taureau de combat qui pousse nos papilles contre les palissades de l’arène où il perdra la vie quand nous aurons fini de nous repaître de son sang.
Vient maintenant le clou de ce repas. J’ai apporté une Malvoisie des Canaries 1828. L’année n’est pas présente sur cette bouteille, mais elle l’est sur des bouteilles du même lot que j’ai acquis il y a plus de dix ans. A l’ouverture, le parfum capiteux envahissait l’espace dès que la cire était brisée, avant même que le bouchon ne soit retiré. Quand j’ai voulu aller me laver les mains salies par les bouchons de mes deux bouteilles, on aurait pu suivre à la trace mes mains, alourdies de ce parfum musqué et indélébile. Le vin est d’une couleur qui évoque le jus de pruneau. Le nez est unique au monde, d’une densité dont les Jicky, Chamade et autres Chanel pourraient être jaloux. En bouche, le vin est aussi capiteux que les Chypre 1845 que j’adore. On retrouve la réglisse et le poivre, qui picotent délicieusement la langue, et l’on ne peut être insensible au message d’un vin de plus de 180 ans. Le vin est indélébile. Il s’accorde bien avec une fourme, mais c’est avec des financiers et une délicate pâte, façon madeleine, légèrement citronnée qu’il trouve cet infime supplément de longueur dont il n’avait pas besoin.
Dans cette atmosphère où le divin devient d’un naturel insolent, Annie Cagna nous fait servir par Philippe un verre de Cognac Eschenauer 1870 excellent, qui capterait notre attention si la Malvoisie n’avait cette présence insistante et éternelle.
J’avouerai que mon plus grand plaisir fut la communauté d’émotion, la synchronisation de nos réactions sur des merveilles mises encore plus en valeur par la chaleur de l’amitié.
Une fois de plus Perico évoqua mille pistes de découvertes que nous conduirons ensemble. Je dois m’attendre à quelques millions de relances. Mais au vu de ce repas mémorable, je suis prêt à passer par d’interminables procédures si c’est pour atteindre un nouveau nirvana.