Les vins pris en photo dans la cave après leur ouverture
Le 114ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Maison Boulud à Pékin. Nous pensions être douze, ce qui a justifié le choix des vins. Onze furent annoncés la veille, dix en début de repas, nous finîmes neuf en arrivant au porc… Parmi les participants, certains étaient déjà présents au 113ème dîner au même endroit il y a trois jours. Desmond bien sûr, qui est l’organisateur, son ami autrichien vivant à New York, le propriétaire de l’hôtel où je loge, accompagné ce soir par son épouse, et la seule femme du précédent dîner, responsable de la planification urbaine de la ville de Pékin. Les nouveaux sont des amis chinois de Desmond, d’âges très proches du sien, c’est-à-dire entre trente-cinq et quarante ans. Nous passons à table et les explications que je fais pour profiter au mieux de ce type de dîners sont réduites à leur plus simple expression pour ne pas ennuyer ceux qui les ont déjà entendues.
Koen nous sert le Champagne Dom Ruinart rosé 1986 sur de petits hors d’œuvre délicats. Le champagne a une belle bulle active et sa couleur est d’un rose orangé gracieux. Il est très long et profond et l’image qui vient le plus naturellement c’est qu’il est confortable. Un convive me demande sur quels types de plats ce champagne pourrait s’accorder. Tous les plats que je cite ayant des couleurs de roses, dont le pigeon, cela nous permet de disserter sur les accords « couleur sur couleur », dont nous aurons au cours du repas de belles évidences.
Le menu composé par le chef Daniel Boulud après les nombreuses mises au point que nous avons faites ensemble est ainsi rédigé : Hors d’Œuvre / Huitres en Gelée d’Algues / St Jacques rôtie au Poivre doux et Céleri, / Tourte de Ris de Veau, Morilles et Pousses de Pois / Thon à la truffe noire et lard frais, Lentilles et racines douces / Tartine de Pigeon grillée, Trompettes de la mort, Sauce salmis / Agneau d’Australie à la Provençale / Vacherin de Litchi et violette, Glace au Miel / Fondant au Chocolat et Crème Nougatine. C’est seulement après le second plat que nous serons informés que la tourte de ris est remplacée par une langoustine gratinée aux pignons, légumes au vert. Ce choix est sans doute commandé par un problème d’approvisionnement, car Daniel nous confiera lorsqu’il se joindra à notre table que son problème majeur à Pékin est celui des matières premières à cuisiner. Le changement de plat fut judicieux, même si l’audace du premier choix eût mérité l’essai.
Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1985 est d’une couleur de miel clair. La bulle est d’une finesse remarquable. Ce champagne est d’un raffinement total. Sa trame est immense et son caractère légèrement fumé est délicat. Je demande à mes convives qu’ils essaient de goûter le Krug d’abord sur l’huître seule, puis sur l’huître et des grains de caviar. Il est saisissant de constater à quel point la salinité du caviar élargit le champagne en lui donnant l’ampleur d’une queue de paon. Peu de temps après, on constate que le final du champagne est presque sucré, par compensation à la salinité du caviar.
Les délicieuses coquilles accompagnent deux vins, le "Y" d’Yquem Graves blanc 1980 et le Château Haut-Brion Graves blanc 1983. On ne peut pas imaginer deux blancs plus distincts que ces deux là. L’Y est d’un or prononcé alors que le Haut-Brion est clair. L’Y est très doux alors que le Haut-Brion est strict. Celui-ci est d’une belle acidité et son fruit est discret, alors que le vin fait sur les terres de Sauternes est fort, opulent et généreux. Chacun convient que c’est le Haut-Brion qui est le plus juste sur le plat auquel il s’adapte, mais je sens que la générosité et l’opulence de l’Y emporte les suffrages de mes convives qui en viennent presque à déprécier le Haut-Brion.
Le Château Carbonnieux blanc 1953 a une couleur magnifique et une complexité remarquable. Je crois n’avoir sans doute jamais bu meilleur Carbonnieux blanc. Le final est très délicat, minéral et marin. La langoustine qui remplace la tourte convient bien et c’est surtout le gratiné qui fait le trait d’union avec le plat, alors que les petits pois sont sans effet. Le fruité du vin est incroyable.
Lorsque Koen met devant nous deux verres pour le prochain service, je relis le menu pour constater que les deux vins à venir devraient être servis ensemble. Au vu de l’ombre que l’Y a faite au Haut-Brion, je m’empresse de demander à Koen de ne servir que le Château Latour Pauillac 1953 sur ce plat et de consulter Daniel sur un autre plat à ajouter pour le vin suivant. Ma décision est la bonne, car nous avons pu bénéficier de deux immenses bordeaux, sans risque que l’un ne tue l’autre. Le Latour a une couleur dont Desmond dit qu’elle appartient aux vins des années 80. Ce vin est souple, doux, magnifique. Sa subtilité est incroyable. Tout en suggestion, il nous entraîne dans le monde des grands vins aux raffinements infinis. C’est un grand plaisir pour moi de constater que ce vin d’esthète est compris par mes convives.
Sur une volaille légère aux morilles, improvisée à la hâte, le parfum du Pétrus Pomerol 1959 ressemble à l’arrivée de Johnny Halliday sur la scène de Grand Stade de France sur sa Harley-Davidson alors que la foule l’attend depuis de longues heures. C’est une clameur qui explose. L’odeur de ce Pétrus, c’est ça. C’est le triomphe du parfum du vin de Bordeaux. Cette odeur se suffit à elle-même, elle est magique. La couleur du vin est très jeune. Le vin est tout en truffe, et le mot qui revient sans cesse à l’esprit, c’est la perfection. Ce vin fait comprendre pourquoi Pétrus peut susciter un tel engouement. C’est un vin extraordinaire et Desmond est heureux. Chaque convive, qui connaît la renommée de Pétrus est absolument estomaqué de voir ce qu’un vin de cinquante ans peut exprimer. Autour de moi, ce ne sont que signes d’une immense satisfaction.
S’il en est un qui est maintenant estomaqué à l’apparition du Chambertin J. Faiveley Tasteviné 1949, c’est bien moi. Car ce vin est la définition absolue du plaisir bourguignon. L’année 1949 parle évidemment à mes convives puisque c’est la date de la création de la République Populaire de Chine. Le boire lorsqu’il a soixante ans ajoute encore au symbole. Sa couleur est belle. Ce vin est magnifique. Il a tout pour lui, le velouté, le charme et la jeunesse, la densité et l’expressivité. Sur le pigeon, c’est un bonheur.
Sur deux dessertes, Daniel, un de ses adjoints et plusieurs serveurs posent deux énormes plats, dont une cocotte lutée. Et Daniel découpe les côtes d’agneau d’Australie sous nos applaudissements. Il y a un sens du spectacle à la chinoise. Paradoxalement, alors que la Côte Rôtie La Mouline Guigal 1990 fait partie de mes immortels, le vin paraît tout discret après le feu d’artifice des trois vins précédents. Ce vin du Rhône que je vénère, puissant parmi les puissants, est ici d’une discrétion que je ne lui connais pas. La raison pourrait être une température de service trop élevée, car il fait chaud dans notre pièce. L’agneau est remarquablement délicieux. C’est un grand plat.
Le Riesling Hugel Sélection de Grains Nobles 1976 est une leçon d’élégance. Comme cela se vérifie avec tous les vins de la maison Hugel, le temps dissout le sucre et ce vin d’une race folle a l’astringence et la sagesse d’un vin sec. Mais il est d’une richesse extrême, tout en subtilité. Le dessert au litchi, exécuté avec une finesse incomparable par rapport à l’essai qui m’avait été servi lors de mon premier repas en ce lieu compose un accord d’anthologie. L’évocation de violette est d’une distinction à nulle autre pareille.
Le Château Suduiraut Sauternes 1976 est un solide sauternes en pleine possession de ses moyens. C’est très étonnant qu’il puisse être aussi parfait tout en étant si jeune. Comme à la parade d’un défilé militaire, il ne lui manque pas un bouton de guêtre. Il n’a pas l’ombre d’un défaut. L’accord avec la mangue, accord couleur sur couleur est fantastique.
Le Malaga Larios solera 1866 est pour moi une divine surprise. C’est une bouteille que j’ai depuis vingt-cinq ans, fermée d’une vilaine capsule, sans doute embouteillée il y a quarante ans. Qu’avait-on prélevé du tonneau démarré en 1866 ? Je m’attendais à ce qu’il n’y eût que des traces de malaga canonique, aussi quelle n’est pas ma surprise de constater qu’il s’agit d’un vin réellement ancien, délicieux, charmeur et subtil à la fois, qui exsude un poivre que seul l’âge peut produire à ce niveau de raffinement. L’amertume de ce vin est fantastique. J’avoue être étonné de cette perfection. L’accord au plat est attendu et fonctionne bien.
Tout au long du repas, chacun s’est émerveillé de la perfection de présentation de mes vins. Il se démontre ainsi que le voyage n’a eu aucun effet négatif, les vins s’étant reposés dans la cave du restaurant depuis plus de cinq semaines et étant redressés depuis quatre jours.
Nous nous sommes livrés à la traditionnelle séance des votes. Nous sommes neuf votants pour douze vins. Les trois seuls d’entre eux qui n’ont eu aucun vote sont pourtant de solides valeurs : le Dom Ruinart, le Haut-Brion et le Malaga. Le Pétrus 1959 a eu trois votes de premier et quatre votes de second et figure dans les neuf bulletins. Le Chambertin a eu aussi trois votes de premier et deux votes de second. Le Latour a eu trois votes de premier, ce qui indique que seuls trois vins ont eu des votes de premier. Il y a une grande logique à cela.
Le vote du consensus serait : 1 – Pétrus Pomerol 1959, 2 – Chambertin J. Faiveley Tasteviné 1949, 3 – Château Latour Pauillac 1953, 4 – Château Carbonnieux blanc 1953.
Mon vote est : 1 – Chambertin J. Faiveley Tasteviné 1949, 2 – Pétrus Pomerol 1959, 3 – Champagne Krug Clos du Mesnil 1985, 4 – Château Carbonnieux blanc 1953.
La palme des accords reviendra au dessert au litchi et violette avec le vin de Hugel et sera suivi par l’huître au caviar avec le Krug. L’ambiance de ce dîner a été beaucoup plus informelle et amicale que lors du précédent. Il y a à cela deux raisons, c’est qu’au premier il y avait des personnages importants de l’Etat ou de la Cité et aussi que nous nous connaissons mieux avec les convives qui ont assisté aux deux repas.
Daniel Boulud est venu s’asseoir à notre table. Nous avons fait des photos de groupe. Daniel a confirmé son intérêt d’avoir fait ces repas avec l’organisateur « exigeant » que je fus. Desmond était manifestement ravi d’avoir pu ainsi honorer ses amis. Tout fut mis en œuvre pour que ces deux premiers dîners en Chine fussent de vrais succès.
Alors que Desmond avait demandé que l’on accélère le service pour que le repas ne finisse pas trop tard je vois au moment de partir un nuage de fumée dans un coin du bar. C’est Desmond qui a distribué des cigares de sa cassette personnelle à trois de ses amis. Ils tètent les havanes les plus raffinés en dégustant des whiskies fort tourbés. Tout, décidément tout, me surprendra en ce monde attachant, au potentiel quasi infini.