Notre train est à 14h05. Nous avons le temps de préparer nos valises, et je jette un œil sur le web. Une nouvelle tombe : Olivier Roellinger rend ses trois étoiles. Cette décision est présentée avec calme et sérénité et François Simon la commente avec justesse. Il se trouve que notre destination du jour, c’est Cancale. A la gare Montparnasse que je trouve moins hideuse que d’habitude, dans une brasserie dont l’efficacité chronométrique est à signaler, la première gorgée de bière est un délice multispire. On devrait écrire un livre sur cette sensation. Dans le TGV aux couleurs rénovées agréables à l’œil, notre fille cadette, notre gendre, ma femme et moi avons le temps de disputer des parties acharnées de belote coinchée. La discussion que j’ai eue avec le contrôleur du train pendant plus d’une demi-heure à propos d’une erreur tarifaire de nos billets mériterait une réédition de « La Légende des Siècles ». Une voiture de location nous mène au château de Bricourt avant que le soleil ne se couche. De notre chambre « Gingembre », de forme octogonale dont trois côtés ont des fenêtres qui offrent une vue panoramique sur la baie de Cancale, nous pouvons repérer le Mont-Saint-Michel dont la forme, dans le lointain, inspire respect et émotion. Notre dîner au restaurant trois étoiles est demain aussi allons-nous dîner au restaurant Surcouf sur le port de Cancale.
Avant cela, dans le salon à la décoration rustique et sobre, je m’étonne de l’étroitesse de la carte des vins. Il n’y a aucun champagne millésimé. Dans les champagnes sans année, je repère un Champagne Larmandier-Bernier, blanc de blancs issu de l’agriculture biologique. Ce champagne est pur, bien ciselé, mais ne dégage pas de réelle émotion. C’est scolairement bon. Ne sachant comment se passera l’épisode Surcouf, je demande que l’on nous garde le reste de la bouteille pour notre retour.
Nous passons le long du port et le nombre de restaurants est inimaginable, aux noms d’une imagination débridée tels que brise marine, la vague, le phare, le bistrot du port, et le nôtre, que nous ne repérons qu’au deuxième passage : Surcouf.
En pénétrant dans le petit restaurant je vois sur une petite étagère des bouteilles vides dont des doubles-magnums de grands vins et une bouteille de La Tâche. Ayant encore en tête l’impression de la carte limitée du château de Jane et Olivier Roellinger, je lance au jeune homme qui nous accueille : « ah, ici, on doit aimer le bon vin ». Il nous dirige vers la petite salle du premier étage dont la décoration est minimaliste. Toutes les tables sont occupées et sur chacune trône un impressionnant plateau de fruits de mer dont de belles araignées de mer. Le jeune homme de trente ans à peine dont je saurai par la suite qu’il est propriétaire a une coiffure où les cheveux courts sont regroupés en mille pointes collées. Je lui lance avec le sourire : « vous êtes coiffé comme le dos des carapaces d’araignées de mer ». Toute la salle sourit car ici, chaque table profite des discussions des autres.
Pendant que mon gendre gare la voiture sous la pluie je demande la carte des vins et je suis impressionné par son intelligence. Si l’on trouve des Clos Sainte Hune, des vins de Méo-Camuzet, de Coche-Dury, des Rayas, des Dauvissat, celui qui a conçu la carte ne peut être qu’un grand sommelier. Je redescends au rez-de-chaussée pour dire au jeune homme : « si vous avez des Coche-Dury, vous avez forcément en dehors de la carte des Corton-Charlemagne. Je serais heureux de profiter de l’un d’eux ». Le jeune homme me répond : « j’en ai très peu et ils sont tous réservés ». Ma question porte maintenant sur le Krug Grande Cuvée : « en avez-vous avec quelques années de cave ». Il me répond : « ah, je vous vois venir, vous aussi, vous aimez ce goût de Montrachet effervescent ». Le lien est créé et je lui dis : « il faudra que je vous donne ma carte car je suis passionné de vin ». Il me répond : « pas la peine, je vous ai reconnu, monsieur Audouze ». La table avait été réservée au nom de mon gendre et mon nom n’avait jamais été cité. Ma surprise est grande.
Nous passons les commandes et lorsque le champagne Krug Grande Cuvée arrive, on mesure l’écart qui le sépare de celui que nous venions de boire. Sur des huîtres creuses de Cancale numéro trois, le champagne est souple, doucereux, presque sucré pour compenser l’iode insistant des huîtres. Le champagne est chantant et les huîtres sont divinement goûteuses. Les bulots sont parfaitement cuits. Il n’y a pas la mâche caoutchouteuse qui affadit trop souvent ce coquillage. L’accord ne se fait pas avec le champagne car il est trop brillant avec les huîtres.
Le homard à la sauce au beurre blanc est d’une intensité de chair rare. Je crois avoir rarement mangé des pinces aussi bonnes car la pince est souvent le parent pauvre en termes de goût. La chair du corps est un peu trop cuite, mais l’impression générale est très convaincante. Le Meursault Les Rougeots J.F. Coche-Dury 2006 est une petite merveille. Ce qui frappe, c’est sa précision. En aucun cas on ne pourrait dire qu’il est trop jeune. Son épanouissement est certain, et sa gamme aromatique est d’une largeur extrême. Il est chaleureux, de belle plénitude. Il se marie bien au homard mais l’accord n’est pas aussi vibrant que celui du Krug avec les huîtres. C’est un peu plus convenu.
Jérôme consent enfin à me dire d’où nous nous connaissons. Il a officié comme aide-sommelier puis sommelier au Carré des Feuillants et au George V où il a eu l’occasion d’aider à la réalisation de certains de mes dîners. Nous avons longuement parlé de vins et sa passion transpire. Il m’a montré un magnum de Latour 1961 qu’il a bu, cadeau du propriétaire de Château Latour. Cela impose le respect.
Un détail a plu à ma fille : pour chaque plat, Jérôme a indiqué les noms des fournisseurs, avec un respect des produits qui est à signaler. Cette adresse, le Surcouf, justifie à elle seule de venir de Paris à Cancale. Il est sûr que nous reviendrons, avec peut-être une nouvelle erreur de tarif SNCF, pour pimenter le trajet.