Lorsque j’avais vu Didier Depond au siège du champagne Salon il y a quelques jours, c’était avant la campagne de lancement du Salon 1997. Didier m’avait demandé de ne rien dire de mes impressions sur ce champagne goûté avant l’heure. Je n’en ai rien dit. Enfin je peux parler, car à onze heures Didier reçoit un petit groupe d’amis pour découvrir ce champagne. Il y a dans ce petit cercle de dix personnes une sympathique variété d’horizons : une journaliste d’un organe local, un homme qui compte dans le comité professionnel des vins de champagne, un caviste renommé un grossiste en produits gastronomiques de luxe, un importateur de fruits, un décorateur, un avocat et l’importateur du champagne Salon et de prestigieux vins bourguignons pour le Japon.
Dans la très jolie nouvelle salle de dégustation, nous allons goûter dix vins, mais avant nous visitons les caves de Salon, où l’on dégorge devant nous les deux champagnes que nous allons goûter à table. Didier rappelle l’histoire de ce champagne et cite les années qui ont été produites, qui sont moins de quarante sur un siècle. En l’écoutant les énumérer, je me rends compte que sur plus de quarante ans, j’ai bu tout ce qui a été produit.
La dégustation commence par cinq vins clairs de 2007. Le 2007 Mesnil 1, qui pourrait entrer dans la composition du 2007, si ce millésime est produit, a un nez très pur. La bouche est très acide, le floral est très affirmé. Le 2007 Mesnil 2, qui pourrait aussi entrer dans le Salon 2007 a un nez plus rond, floral. En bouche, l’acidité est différente. Il est plus floral et plus élégant que le 1. Didier nous indique que la décision pour le 2007 n’est pas arrêtée, mais on sent qu’une voie a sa préférence. Elle est très originale et me plait beaucoup. Je ne précéderai pas son annonce. Les autres vins, sauf peut-être un, n’entreront que dans le Delamotte. L’Avize 2007 a un nez assez curieux, avec une bouche un peu plus simple. Il est plus buvable car il est moins marqué. Le Cramant 2007 est très pétillant. Il évoque les fleurs blanches. Il manque un peu de finale. Le Chouilly 2007 est un peu plus plat, plus animal.
Nous passons ensuite à cinq vins qui ont été dégorgés ce matin à neuf heures et non dosés. Le champagne Delamotte blanc de blancs est fait à base de vins de 2002. La différence avec les vins clairs de 2007 est spectaculaire, car on entre dans le monde des vrais champagnes. Le nez évoque le poivre et le caramel. Il est d’une très belle longueur. Le champagne Delamotte blanc de blancs 1999 a un joli nez floral, assez discret. En bouche il est très équilibré, toasté, fruits jaunes. Il est un peu classique mais très pur et très élégant. C’est un champagne qui mérite vraiment l’intérêt.
Le champagne Delamotte blanc de blancs 1985 a un nez superbe et raffiné. En bouche, il est beau et glorieux. Son attaque est splendide et le corps évoque le carambar et l’amande grillée. Ce beau vin a une forte minéralité.
Le champagne Salon 1997 a un nez discret mais noble, minéral et iodé. L’élégance en bouche est d’une grande évidence, et l’on entre de plain pied dans le monde de Salon. Très pur, très concentré il va évoluer. Sa trame est belle et son final affirmé, il évoque les fleurs blanches, l’iode, la pêche blanche. Il est résolument féminin, ce que Didier traduit ainsi : le 1996 est Cary Grant et le 1997 est Audrey Hepburn.
Le champagne Salon 1988 a le nez du 1988 que je connais par cœur. Le caramel est là. En bouche il est typé, fumé, avec un petit côté animal. Ce n’est pas le plus grand 1988 que j’aie bu, mais il faut rappeler qu’il n’est pas dosé.
Nous nous dirigeons vers la jolie salle à manger du premier étage où abondent les souvenirs d’Eugène Aimé Salon et des dîners prestigieux où Salon fut à l’honneur. Il fait si beau que l’apéritif au Salon 1997 est bu le long des vignes de la parcelle magique qui fait ce vin rare. Et sur des gougères et tuiles au parmesan, le 1997 commence à montrer sa personnalité. Féminin et racé, il l’est sans conteste. Mais sa personnalité va se former encore et il choisira de l’amplifier.
Le jeune chef d’un restaurant local a réalisé un repas d’une grande qualité. Voici le menu : crème brûlée de foie gras, carpaccio de Saint-Jacques, vinaigrette légère, pressé de légumes et rouget / risotto de homard Arborio, émulsion de crustacés / Filet de veau français printanier / cœur de parmesan 36 mois / financier aux amandes effilées, concassé de pistache et coulis d’abricot. Tout est bon délicat et de goûts précis. Il fallait bien cela pour les vins remarquables de ce déjeuner.
A table, le champagne salon 1997 fait sa mue et le gamin devient adolescent. Il affirme une puissance qu’il avait cachée jusque là. Il est absolument superbe sur le rouget, précis sur la coquille crue et en opposition avec le foie gras, car l’accord ne se fait pas. Il revit avec le risotto et le homard, plat remarquable.
Le Château Latour 1990 en magnum me laisse sans voix. Ce vin est d’une perfection absolue. On ne peut pas imaginer que ce vin puisse être meilleur que ce qu’il nous offre ainsi, sans l’ombre de plus infime défaut. Le vin est parfait, combinant une race, une distinction qui le place au plus haut niveau de la hiérarchie bordelaise, mais il y rajoute une joie de vivre simple qui est confondante. Il va sans dire que dans l’échelle parkérienne, c’est un 100 qui doit couronner ce vin. Alors, avec ma bouteille rapportée de la veille du restaurant Laurent, ne vais-je pas faire une erreur en le faisant servir maintenant ? Eh bien, la nuit plus le voyage jusqu’ici lui auront fait du bien. Le vin frappe tout de suite par un fruit incroyable. C’est confondant de générosité. Et ce qui me fait un immense plaisir, c’est que l’on peut passer du Latour au Chave et inversement sans avoir le moindre sentiment qu’ils se repoussent. Ils sont opposés mais s’acceptent. Le Latour est magnifiquement noble, le Cathelin est fruité, généreux et chantant d’une voix d’enfant. Deux splendides expressions du vin rouge. En terre champenoise, c’est du bonheur. Nous revenons au Salon 1997 sur le parmesan délicieux et, signe important, le champagne ne démérite pas après le passage de ces deux rouges de compétition. Il va même jusqu’à creuser son sillon dans nos papilles pour affirmer : j’existe et je suis là.
Pour le dessert, le Champagne Salon 1976 en magnum dégorgé en cave devant nous montre une couleur dorée magnifique. Rien n’est plus beau que cet or. Je le sens alors que la bulle éclate dans le verre et ce sont des milliers de grains de cassis qui se brisent dans cette odeur. Le champagne est grand, car 1976 est grand. Mais la fatigue des papilles commence à jouer, et le plaisir s’émousse. Les cartes de visite s’échangent, les promesses de se revoir se forment. Sous le soleil qui montre enfin son nez après tant de grisailles printanières, nous avons la sensation d’avoir vécu un grand moment. Le baptême du 1997 est convaincant. Le boire sous le signe de l’amitié est un cadeau de plus.