Il arrive de temps à autre qu’on me pose des questions sur des vins anciens peu connus. Un amateur de vins qui avait apporté à l’académie des vins anciens des vins remarquables d’Algérie et de Corse me parle d’un vin algérien qui m’est inconnu, ce qui excite ma curiosité.
Un autre amateur me parle d’un Léoville Las Cases 1884 provenant de Schröder et Shÿler. Là, mon sang ne fait qu’un tour. Il se trouve que j’ai bu des vins de toutes les années entre 1885 et 2023, sans qu’il n’y ait un seul millésime dont je n’aurais pas bu au moins un vin. Si nous partagions ce Las Cases, il y aurait une lignée de 140 millésimes successifs dont j’aurais bu au moins un vin. Une telle opportunité ne se refuse pas, car j’aime suivre par des statistiques mon voyage dans le monde fascinant des vins anciens.
Les apporteurs de ces vins pourraient venir jusqu’à ma maison du sud. Nous discutons des apports possibles et voici ce que ça donne : Lucas et Xavier apporteront : Château Léoville Las Cases mise Schröder et Shÿler 1884, Château Margaux 1983 et Haut-Sauternes Schröder et Shÿler vers 1900 (?).
Jérémy viendra avec Sidi Brahim Vigna, rosé Alger 1945 et Clos Adélia de la ville de Margueritte Algérie 1948.
J’ouvrirai : Champagne Heidsieck Monopole Cuvée Diamant Bleu 1964, Selatna rosé de Mascara Algérie 1955 et Château Beychevelle 1882.
Nous mettons au point le menu avec mon épouse : andouille de Guémené, Cecina de León, rillette / caviar osciètre / daurade royale / suprême de pigeon et purée Robuchon / saint nectaire et époisses / stilton / cake au citron, thym et tranches de mangues sauvages du Cameroun.
Comme nous nous verrons à déjeuner, il me semble que les vins de 1882 et 1884 devraient être ouverts la veille. Je décide d’ouvrir tous les vins dès 18 heures la veille. Le champagne a un niveau assez bas lié à une coulure le long du bouchon qui vient assez doucement, sans faire le moindre pschitt. L’odeur est engageante.
Pour le rosé de 1955 je sens un nez de bouchon sensible. Il ne reste qu’à espérer.
Le nez du Sidi Brahim rosé 1945 me séduit au plus haut point. Le nez est riche, avec une forte odeur de café si caractéristique des vins algériens. Le bouchon du 1955 était fortement déchiré et le bouchon du 1945 aussi déchiré, d’un liège trop friable.
Les bouchons des deux bordeaux de 1882 et 1884 sont de très belle qualité et sortent presque entiers. Sont-ils d’origine, je ne sais pas, mais ils ont au moins 90 ans s’il y a eu rebouchage. Le parfum du 1882 est très pur, mais demandera du temps pour s’épanouir. Le nez du 1884 est plus incertain. A ce stade, il est bon d’attendre ce qui se passera pendant la nuit.
L’ouverture du 1983 est d’une simplicité biblique et le Margaux sent très bon. Le bouchon du sauternes s’est fortement déchiqueté du fait d’un goulot qui n’est pas cylindrique et d’un liège faible. L’odeur est puissante et riche, mais relativement peu orthodoxe pour un sauternes. Les nombreux parfums ne sont pas les plus fréquents pour les sauternes. Nous verrons.
Après une nuit aux orages titanesques, notre déjeuner s’annonce sous le soleil. C’est encourageant et nous passons quelques minutes au soleil sur la terrasse, face à la mer.
Le Champagne Heidsieck Monopole Cuvée Diamant Bleu 1964 a une magnifique couleur dorée. Il n’a aucune bulle mais le pétillant est très présent. Ce champagne très rond et agréable trouve son envol sur la rillette plus que sur l’andouille ou la Cecina de León légèrement trop sèche.
Nous gardons tous un peu de champagne en passant à table pour voir comment il réagit au caviar et c’est un accord pertinent.
Le caviar va accompagner les deux rosés d’Algérie. Le Selatna rosé de Mascara 1955 a un nez de bouchon très marqué, mais en bouche, sa fraîcheur le rend un compagnon possible du caviar. Avec le Sidi Brahim Vigna rosé 1945 nous entrons dans le monde des vins préphylloxériques forts, puissants, marqués de café et de réglisse, au charme percutant. Quel bonheur que ce vin puissant.
Sur la daurade royale présentée très simplement, le rosé de 1945 est d’un charme absolu, rond mais avec de belles notes de fraîcheur délicate.
Les excellents pigeons accompagnent les deux vins de plus de 140 ans. Le Château Beychevelle 1882 est totalement étonnant. Il est d’une pureté absolue, droit, linéaire, traçant sa route, et hautement expressif. C’est un vrai bonheur et on peut imaginer qu’à l’aveugle, on dirait : années soixante et non années 1880. Je suis ravi que ce vin soit aussi expressif.
Le Château Leoville Las Cases 1884 mis en bouteille par Schröder et Shÿler a une couleur moins rouge et plus marronée et même s’il est expressif il est légèrement dévié et de moindre plaisir. Mais avoir la chance de boire ces deux vins mérite qu’on s’intéresse aux deux.
Le Château Margaux 1983 apparaît sur le saint nectaire et ce « jeune » montre qu’il a un grand potentiel car il est vif et puissant, mais on peut facilement imaginer, dans le décor gustatif que nous avons tracé, que ce vin deviendra sublime dans soixante ans. Il faudrait le laisser s’épanouir encore. Bien évidemment c’est une utopie mais nous mesurons bien ce que le temps lui aurait réservé. Il est gourmand et noble.
Le Clos Adelia Vin Fin Algérie 1948 est servi sur l’époisses et j’ai tout à coup l’émotion que je ressens face à la perfection. Ce vin m’émerveille. Il a tout pour lui, charme, douceur, puissance, profondeur. Je retiendrais volontiers sa richesse complexe mêlant charme et profondeur. Quel vin ravissant. C’est du bonheur pur. Et l’époisses est fait pour lui.
Le Haut Sauternes Schröder & Schyler vers 1890 mais plutôt sur une plage de 1890 à 1930 va être accompagné de deux façons. D’abord avec un stilton assez fort et ensuite avec un cake au citron, thym et tranches de mangues sauvages du Cameroun. Ce Haut-Sauternes est énigmatique, car il offre des saveurs peu usuelles pour les sauternes, tout à fait opportunes pour le cake par le côté pâtisserie de ce vin. C’est d’ailleurs avec le cake que le sauternes devient de plus en plus charmant.
Le programme de vins de ce repas est très inhabituel, avec trois vins d’Algérie dont deux rosés très anciens et dont le rouge de 1948 qui se présente dans une bouteille d’un litre qui ressemble plus à une bouteille de Byrrh ou de Martini que de vin, et deux bordeaux de plus de 140 ans. On fait du hors-piste, mais en fait, à part le vin bouchonné, tous ont été très expressifs et ont été séduisants.
Nous avons voté pour l’ensemble des huit vins et les quatre votes de premiers concernent les vins de Jérémy : deux votes de premier pour le Sidi Brahim 1945 et deux de premier pour le Clos Adélia 1948.
Les cinq vins du vote d’ensemble sont : 1 – Clos Adélia 1948, 2 – Sidi Brahim rosé 1945, 3 – Château Beychevelle 1882, 4 – Haut-Sauternes Schröder é Schÿler, 5 – Champagne Heidsieck Monopole Cuvée Diamant Bleu 1964.
Mon vote est : 1 – Clos Adélia 1948, 2 – Château Beychevelle 1882, 3 – Sidi Brahim rosé 1945, 4 – Haut-Sauternes Schröder & Schÿler, 5 – Champagne Heidsieck Monopole Cuvée Diamant Bleu 1964.
Les plus beaux accords ont été le cake au citron de mon épouse avec le Haut-Sauternes suivi des suprêmes de pigeon avec le Beychevelle 1882.
Les conversations ont été animées tout au long du repas et j’adore rencontrer de vrais amateurs de vins, qui, alors que je partage avec eux des vins pour la première fois, deviennent des amis comme si nous nous connaissions depuis toujours. Les vins anciens ont démontré qu’on doit leur faire confiance, et l’ouverture de tous les vins la veille du déjeuner s’est montrée particulièrement pertinente et efficace.
Ce fut un repas amical d’une grande complicité.