J’avais apprécié la cuisine de Frédéric Robert du temps où il officiait aux côtés d’un des grands maîtres de la cuisine française, Alain Senderens, lorsqu’il y avait trois étoiles au restaurant Lucas Carton. Son écoute, sa sensibilité, son sens des situations m’avaient impressionné. J’apprécie le restaurant de la Grande Cascade depuis plus de trente ans, la famille Menut gérant cette perle, ce bijou du Bois de Boulogne avec un sens du service consommé.
Devant organiser un dîner en ce lieu, je programme une visite pour mettre au point le menu qui accompagnera mes vins. Une table est réservée pour que je puisse déjeuner et échanger quelques mots avec le chef. On m’apprend qu’il n’est pas là aujourd’hui. La visite est sans objet, mais je décide de ne pas annuler. Déjeuner seul sans but précis, cela risque de me déplaire. Nicolas de Rabaudy est libre. Je l’invite.
Les plats à la carte sont tarifés dans des zones de prix dissuasives. Un menu fort bien structuré nous tend les bras. Nous le prenons. La carte des vins est multiforme. Elle comprend des vins attractifs, achetés dans de bonnes conditions. A côté de cela, des vins de grand prestige sont proposés à des prix que seuls quelques amateurs russes peuvent affronter sans sourciller. Quand une carte est intelligente, il faut lui faire honneur, aussi mon choix se porte-t-il sur un champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1992, vin rare s’il en est.
Pierre, sommelier que je connais et apprécie depuis de longues années nous propose de le carafer. Il me paraît opportun d’affronter la puissance de la bulle pour profiter du message de ce grand champagne. Nous goûtons le premier verre à température de cave avant que le champagne ne soit frappé. Dès la première gorgée, c’est un enchantement. Le miel paralyse nos papilles de sa trace insistante. Ce qui nous frappe le plus, c’est la longueur extrême de ce champagne qui déploie un éventail complexe de saveurs avec une insistance hors du commun.
Lorsque l’on cherche des repères dans ce foisonnement, on oscille entre le fruité et le vineux. Les fruits sont ceux d’une nature morte de Frans Snyders, distingués, rares, raffinés, jouant sur la noblesse, avec un aspect léger de tapisserie cloutée de poivre et d’anis étoilé. Le caractère vineux est noble, précis, rehaussé par l’interminable parcours en bouche. Ce blanc de noirs est une réussite.
Disons le tout net, la cuisine de ce lieu, ainsi que le service, sont d’un niveau de deux étoiles sans la moindre discussion.
La galette de champignons s’est vue complétée d’un cèpe qui donnerait des pâleurs à nombre de baobabs de Madagascar. L’association du Bollinger avec le cèpe est un nirvana, le miel envoûtant la chair souple du cèpe.
Le cabillaud est goûteux, sur un lit de haricots, avec une crème d’ail qui fait vibrer le VVF (vieilles vignes françaises). Les portions sont plus que copieuses, aussi, lorsque je prends une fine tranche de Brie du plateau de fromages tentant, c’est pour essayer l’accord. Mais le Brie est trop affiné pour que la vibration soit parfaite.
Le dessert avec des tranches de pamplemousse imitant la sanguine fait joliment réagir le champagne qui nous captive toujours.
Il restait suffisamment de liquide dans la bouteille aussi ai-je l’idée d’en faire profiter mon fils. Hélas, je ne le croisai pas dans la suite de la journée. Revenu chez moi, c’est sur un poulet froid que je finis la bouteille. La neutralité de la chair met encore plus en lumière le caractère miraculeux de ce champagne. Par une chance qui n’existe que dans les contes de fée, un camembert à peine fait se trouve sur la table. L’accord avec les dernières gorgées du Bollinger Vieilles Vignes est purement irréel. Le vin qui a perdu un peu de bulle mais dont le miel chante plus que jamais offre maintenant des fleurs et des fruits blancs. Malgré l’année qui n’est pas la plus vantée, je crois n’avoir que très rarement bu un champagne de ce niveau.