Un ami fidèle a lu un des récents bulletins où j’évoque les « casual Fridays » qui rassemblent les plus assidus de mes dîners pour partager quelques bouteilles lors d’un long déjeuner. Il me téléphone et souhaite se joindre à notre cercle. C’est chose faite. Notre petite académie, puisque cela ressemble aux principes de l’académie des vins anciens, se rend au restaurant de Gérard Besson avec une furieuse envie de gibier. Je compose avec Gérard et Alain le menu au fur et à mesure des arrivées des bouteilles apportées par les amis. Nous sommes cinq et nous avons les yeux plus grands que le ventre. L’histoire montrera que ce fut allégrement supporté par tous.
Le nouveau venu de ce petit cercle décroche sa carte de membre avec acclamation du jury, car il nous offre de la cave de Gérard Besson un champagne Krug Clos du Mesnil 1982. Ce champagne est délicieusement raffiné, représentant l’aristocratie du champagne. La bulle est un peu discrète et malgré son génie, je trouve cet exemplaire d’une icône légendaire légèrement en dessous de ce qu’il pourrait être. Il est bu sur des gougères et des toasts au saumon.
Sur des coquilles Saint-Jacques crues marinées, le Château Chalon Fruitière viticole de Château Chalon 1967 est splendide. Je revis quand je bois ces vins jaunes d’excellence. L’accord est vibrant, inconnu de l’un des amis. Le pâté en croûte de Gérard Besson est légendaire et se déguste sur un Chambertin Clos de Bèze Clair-Daü 1970. J’avais un peu peur de l’année mais le vin me démontra qu’il n’y avait pas de raison. Au nez magnifiquement bourguignon, avec, à l’ouverture, le haut du bouchon marqué par une odeur de terre intense, ce vin est d’une élégance bourguignonne parfaite. On reconnaît du salin dans ce goût que j’adore.
La grouse façon « grand-mère » est d’une chaire virile, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle est goûteuse, intense, charnue et la Côte Rôtie La Mouline Guigal 1993 lui va comme un gant. Gérard Besson nous dit que c’est surtout la sauce qui crée l’accord parfait avec le vin. Je remarque une continuité étonnante entre le Chambertin et la Mouline qui est étrangement bourguignonne dans cette expression de 1993. Ce vin est adorable, charmeur, et la grouse nous ravit par sa chair parfaite.
Parmi les vins que j’ai apportés, celui qui vient maintenant est un des vins que je chéris le plus. Lorsqu’un ami américain était venu en France, je voulais l’étonner et il fut subjugué pour la vie. La bouteille est une bouteille d’un litre, soufflée à la main, au cul profond des bouteilles du 19ème siècle. Elle est complètement opacifiée par la poussière collée qui la recouvre. Il n’y a aucune indication qui permette de l’identifier. J’ai acheté plusieurs bouteilles il y a une vingtaine d’années. Dans mon esprit c’est un Banyuls du 19ème siècle, disons pour la forme, un Banyuls 1890, et Alain qui sent le vin corrobore cette première impression. De fait, en en discutant tous ensemble, nous dirons qu’il s’agit plutôt d’un Rivesaltes 1890. J’avais envie d’en boire une avec ces amis fidèles et de la boire sur le lièvre à la royale. Le vin est chaleureux, doucereux, et montre avec une évidence indiscutable qu’un tel épanouissement de goût n’est possible qu’après de nombreuses décennies. Ce vin inconnu de tous est sublimement chaleureux, gracieux, délicieux. Il se marie merveilleusement avec le lièvre et paradoxalement, il rend le plat léger. Gérard Besson le décrit en disant que l’attaque est de café et que le chocolat suit peu après.
Avec un des amis, nous avions échangé des mails en raillant les bouteilles de bas niveau. Aussi l’un et l’autre avons-nous apporté des bas niveaux, dépassant les normes envisageables.
Le Champagne Dom Pérignon 1952 est d’un niveau plus que bas. La bulle a disparu, le liquide est un peu gris. Je soupçonne un léger défaut métallique, mais force est de reconnaître qu’une bonne partie du message de ce champagne mythique est encore lisible. C’est plaisant sur un comté mais surtout sur un camembert à peine fait. Les restes du Château Chalon applaudissent le comté de 18 mois du Fort Saint-Antoine.
Une petite tarte aux pommes se goûte avant le dessert. Le cédrat confit de Gérard besson est à se damner. Il épouse complètement le beau Château d’Yquem 1958 à l’or orangé d’un épanouissement joyeux dans des tonalités de coing confit. L’osmose est évidente. J’ai apporté une bouteille de Château d’Yquem 1961 remplie à moitié seulement et je pensais à l’ouverture résoudre cette énigme car je n’ai repéré cette bouteille que la veille, au moment de prendre les bouteilles de ce déjeuner. Et je n’aurai pas la réponse, car la capsule semblait étanche, le bouchon sain, plein et collant bien aux parois. En le sentant à l’ouverture, on pouvait craindre que la cause soit entendue et qu’il ne faille pas le boire. Beaucoup plus foncé que le 1958, son nez est maintenant devenu pur, ce qui étonne aussi bien l’ami qui était là à l’ouverture que moi. Le vin est plus que buvable, il a retrouvé les caractéristiques d’un bel Yquem. On note bien sûr qu’il n’est pas parfait, mais il est extrêmement étonnant qu’une bouteille qui a perdu autant de volume contienne encore un liquide aussi proche de ce qu’il devrait être.
Quand j’ai demandé de voter, il y eut des récalcitrants. L’un d’entre eux fit un vote politiquement correct en voulant ostentatoirement me flatter, ce qui ne marche pas. Trois vins ont eu des votes de premier, le Château Chalon 1967, La Mouline 1993, chacun une fois et le Rivesaltes 1890 trois fois.
Le vote du consensus serait : 1 – Rivesaltes 1890, 2 – Côte Rôtie La Mouline Guigal 1993, 3 – Krug Clos du Mesnil 1982, 4 – Chambertin Clos de Bèze Clair-Daü 1970.
Mon vote, qu’un ami partage dans le désordre, comme celui du consensus est : 1 – Rivesaltes 1890, 2 – Chambertin Clos de Bèze Clair-Daü 1970, 3 – Krug Clos du Mesnil 1982, 4 – Côte Rôtie La Mouline Guigal 1993.
Nous avons remarquablement déjeuné avec une grouse à la chair sublime, un lièvre à la royale très gourmand, un service attentif et amical, des vins éclectiques qui sont devenus cohérents par la grâce du menu. L’envie de récidive est pressante.