Le casual Friday devient une institution. La formule est simple : un groupe d’amis se réunit et apporte des bouteilles pour un déjeuner prolongé. C’est un des plus fidèles qui organise cette fois-ci. La table est retenue au restaurant de Gérard Besson, qui a fait un menu d’une délicatesse remarquée, avec un sens des vins anciens que peu de chefs ont en France. Voici son menu : andouillette varoise / oreille de veau farcie / bar de ligne / feuilleté de lapin de garenne / veau truffé / pigeon bécasse / comté 2005 / tarte, confit d’agrumes.
Nous commençons par le champagne Laurent Perrier Grand Siècle d’une trentaine d’années. Le champagne est d’un or foncé, avec le mûrissement des champagnes âgés. Il nécessite une petite gougère et sa gelée truffée pour qu’on l’apprécie vraiment. C’est un champagne au dosage mesuré, tout en douceur, qui se boit avec plaisir.
Le Juliénas caves Nicolas 1929 est une bien agréable surprise. Car qui penserait qu’un Juliénas de 1929 aurait cette tenue ? Précis, expressif même si le message est simple, il est vraiment convaincant. Sur l’andouillette, c’est un plaisir. Nous allons grimper de plusieurs étages aussi bien avec le plat qu’avec le vin. Car l’oreille de veau farcie est d’un goût envoûtant de chaleur conviviale, et le Côtes du Jura rouge, Bourdy 1945 est tout simplement parfait. Sa couleur est d’un rubis d’une folle jeunesse, et en bouche, le vin est incroyablement précis. Ce n’est pas un vin opulent, c’est un vin direct, droit, net, qui fait plaisir par sa sagesse. En le buvant, je me remémorais le sublime 1947 de la même maison et je pensais qu’il faudrait beaucoup plus souvent boire ces vins rouges du Jura aux émotions inhabituelles. L’accord est très brillant.
Le Corton, Clos des Cortons Faiveley, J. Faiveley 1926 est un vin charmeur et doucereux. L’ami organisateur qui a apporté tous les rouges lance cette phrase : « je n’ai jamais eu de déception avec tous les 1926 que j’ai bus ». Il s’est rendu compte de lui-même du côté légèrement élitiste de son propos. Mais il a raison car 1926 est une année superbe, et ce vin délicat est un petit chef d’œuvre. L’accord avec le bar est certainement un exemple que l’on devrait enseigner dans les écoles de cuisine. Car Gérard Besson a adapté la sauce (il a bu tous les vins, ce qui lui a permis d’ajuster toutes les sauces, pour notre plus grand bonheur), et la continuité gustative entre la sauce et le vin est un miracle.
Le Chambertin Héritiers Latour 1935 se présentait assez fatigué, trouble, d’une vilaine couleur. Il s’est épanoui et mon ami l’aime d’autant plus qu’il était incertain. Le vin est bon et chaleureux mais n’a pas éliminé sa petite fatigue. Le feuilleté de lapin joue le rôle du kinésithérapeute pour les sportifs de haut niveau : il sait effacer les fatigues. Le Vin du Jura Château d’Arlay rouge 1929 est une belle curiosité mais pas beaucoup plus. Car le vin n’évoque plus le Jura et sa fatigue légèrement métallique n’est pas très agréable.
L’Hermitage rouge Jean Louis Chave 1979 est manifestement un grand vin. C’est fou ce qu’il fait bourgogne. Car en s’assagissant, il a trouvé la sérénité bourguignonne. Bien sûr, il n’a pas perdu son ADN régional, mais il a de ces langueurs que l’on ne trouve que dans la Côte de Nuits. La chair du veau truffé m’aura moins tenté que d’autres au cours de ce repas de grande valeur.
La Côte Rôtie La Turque Guigal 1994 a un parcours en bouche que je trouve plutôt calme. Il n’y a aucune volonté d’invasion, il ne veut pas passer en force. Et tout-à-coup, le final claque comme un coup de fouet. C’est un jet de fruits rouges et noirs qui envahit le fond du palais. Quel panache final ! Le traitement de l’oiseau est particulièrement viril. Chez Gérard Besson, le gibier, c’est du gibier.
On nous sert maintenant le champagne Perrier Jouët Brut 1966. Quel trésor. Ce champagne a un charme invraisemblable. Evidemment tout le monde se moque de moi car j’encense plus qu’il ne faudrait le vin que j’ai apporté. La couleur est délicatement ambrée et l’accord avec le comté est tout simplement grandiose. Cette combinaison est de loin la plus belle du repas.
Nous nous sommes interrogés longtemps sur l’audace d’ouvrir le magnum de Château de Fargues 1961. Car cette bouteille est imposante après le parcours que nous venons d’accomplir. Mais l’autre ami fidèle qui a apporté les liquoreux insiste pour qu’on le boive. Sa couleur est majestueuse de sensualité. Et curieusement pour son âge, le sauternes a déjà mangé une partie de son sucre et se montre discret mais fémininement délicat. La tarte façon grand-mère est une douceur avec le Fargues.
Les mignardises arrivent, mais nous nous concentrons surtout sur les cédrats confits qui accompagnent divinement le Château Climens 1948 extrêmement foncé et d’une noblesse imposante. Ce vin est onctueux, caressant, envoûtant.
Tous les vins ont eu des votes sauf le premier champagne qui n’a pas démérité mais dont la mémoire n’est plus vivace après tant d’heures de bonheur et le vin du Jura de 1929. Six vins ont les honneurs d’avoir été nommés premiers. Le Perrier-Jouët trois fois, le Fargues deux fois, et une fois pour le Climens, La Turque, le Chambertin et le Côtes du Jura. C’est un vote particulièrement dispersé, ce qui montre la qualité des vins.
Le vote du consensus serait : 1 – champagne Perrier Jouët Brut 1966, 2 – Château Climens 1948, 3 – Château de Fargues 1961, 4 – Côtes du Jura rouge, Bourdy 1945.
Mon vote est : 1 – Champagne Perrier Jouët Brut 1966, 2 – Château Climens 1948, 3 – Côtes du Jura rouge, Bourdy 1945, 4 – L’Hermitage rouge Jean Louis Chave 1979.
Gérard Besson a fait un travail de préparation et de cuisine de très haut niveau, car il sait ce que sont les vins anciens. Gilles, un revenant, sommelier de naguère au même endroit, a fait un service des vins attentionné et précis. Nous avons exploré le monde des vins anciens avec de très beaux témoignages. L’école était buissonnière, gentiment dissipée mais amicale et affectueuse. Ce fut un grand moment de communion et de grandes émotions gastronomiques.
L’ami qui a pris le pouvoir pour organiser ce casual Friday a fait un coup de maître. Tout fut parfait.