Un ami de l’académie des vins anciens me demande si je peux faire une conférence dégustation devant son Rotary Club. Pour lui faire plaisir, je dis oui. Prélever des vins en cave est toujours un grand plaisir. Pourquoi mes yeux accrochent-ils telle bouteille, telle couleur, j’ai tendance à penser qu’un ange ou le hasard guide ma déambulation pédestre et oculaire.
Dans une case, je repère un ensemble de bouteilles emballées dans un fin papier de soie dont la couleur isabelle évoque ces papiers de cuisine sur lesquels ma mère, il y a fort longtemps, coulait des meringues. Je prélève une bouteille et défais le papier qui crisse. La bouteille est très ancienne, soufflée et au cul très profond. Il n’y a aucune étiquette et la cire qui coiffe un bouchon neutre sans aucun marquage est très ancienne. Une petite étiquette manuscrite est collée comme un post-it et indique : « Fouguerolles 1900 ». L’idée de faire goûter une bouteille de 1900 à des gens qui s’attendent à tout sauf à cela est assez excitante.
Internet ne donne aucune indication sur ce que pourrait être ce vin. Une commune près de Sainte-Foy-la-Grande s’appelle Fougueyrolles. Est-ce une piste ? La couleur évoque un joli sauternes et faute de renseignement plus précis je partirai sur un liquoreux du bordelais.
Sont ajoutés à mes emplettes un Château Chalon de la Fruitière Viticole de Voiteur 1966 et un Maury La Coume du Roy, de Volontat 1925. Je m’imagine bien volontiers qu’on ne s’attend pas à un échantillonnage de cette ancienneté.
Le jour dit, j’arrive dans le hall d’un Novotel où l’accueil est aux abonnés absents. On est bien loin du Métropole de Monaco ! Les sous-sols sont aménagés en salles de réunion à l’absence totale de décor. Pas le moindre petit tableau que renierait un peintre de Montmartre. Etant arrivé une heure et demie avant la réunion, j’ouvre tranquillement les bouteilles. Ne sachant pas qu’il y aurait un dîner, un sandwich jambon et emmental satisfait mon principe de précaution. On pourrait faire un match entre ce sandwich et celui de certains halls de gare. La palme de l’insipidité n’est acquise d’avance à aucun des candidats.
Mon esprit vagabonde en attendant les participants lorsque le maître d’hôtel vient verser une crème de cassis dans de petites coupes de champagne. Les yeux exorbités d’effroi, je lui demande : « que faites-vous ? ». Il me dit que selon son habitude, le Rotary Club commence sa séance par un vin au cassis. Moi : « mais qu’allez-vous mettre dans les verres ? ». Lui : « un Touraine blanc 2009 ». La cocasserie du quiproquo m’arrache un sourire. Je m’imagine servant à des personnes respectables un liquoreux de 1900 après qu’elles se sont préparé le palais au Touraine blanc cassis. Même dans mes rêves les plus fous, un tel anachronisme esthétique ne serait jamais apparu.
Comme un ange veille sur tous ces événements, sans que je n’intervienne en quoi que ce soit, personne n’a touché à ces verres d’apéritif. On dit souvent : « que fait la police ? ». Elle était là. Merci mon ange !
A l’arrivée des dix-sept membres du club, je commence à parler de vins anciens. Puis arrive le temps des dégustations. Mon ami a déniché un comté de dix-huit mois délicieux. Sur le Château Chalon de la Fruitière Viticole de Voiteur 1966 se produit une véritable fusion. On sent que sans le comté, le vin n’aurait pas la même pertinence. Il est d’un fort alcool, puissant, mais avec une profondeur assez légère. C’est toujours un régal de boire un vin jaune de ce niveau de qualité.
Nous calibrons le palais avec des cigarettes russes Delacre et je sers le Fouguerolles 1900. A l’ouverture le nez était résolument sauternes. Maintenant, le vin est assez léger, il a mangé sons sucre. Son message en milieu de bouche est assez plat, mais il a un joli citronné et des fruits confits délicats. Ce qui frappe, c’est sa rémanence. Sa trace ne s’efface pas. Le vin n’a pas d’âge. Il est extrêmement plaisant et réagirait bien à une gastronomie audacieuse, poisson de rivière, volaille blanche par exemple. Il doit s’agir d’un équivalent de premières Côtes de Bordeaux moelleux, qui flirte avec le goût d’un gentil sauternes.
Il me paraît opportun de reporter la dégustation du Maury à la fin du repas. Le repas est sans prétention mais sans erreur, sur un bordeaux ordinaire de 2008 qui a autant d’émotion que la décoration du sous-sol. Mon ami ayant eu l’heureuse idée d’apporter des chocolats de grande qualité, du meilleur chocolatier de Béziers, l’accord avec le Maury La Coume du Roy, de Volontat 1925 est d’une évidence à la Marguerite Duras : « forcément génial ». Le Maury joue le rôle de la griotte dans l’accouplement au chocolat. Cette mise en valeur est appréciée de tous.
Beaucoup de participants ont préféré le Maury à l’accord plus naturel. Un amateur a vibré sur le liquoreux de 1900. Le fait que ce vin de cent dix ans ait eu cette délicatesse est un enchantement.