A peine éveillé après ces folles aventures, je me rends à l’invitation de Jacques Le Divellec pour déjeuner avec lui. Nous préparons l’un des prochains dîners de wine-dinners et nous travaillons pour les mises au point.
Archives de catégorie : dîners de wine-dinners
un dîner pour des membres du forum la passion du vin mardi, 31 janvier 2006
L’histoire commence lors de l’émission d’Antenne 2 « Envoyé Spécial » où l’on me voit dans ma cave. Je montre des bouteilles d’alcool et je dis : « au rythme où je bois des alcools, j’ai ici plus de mille ans de consommation ». Un spectateur n’entendant pas le mot « alcool » pense que j’ai en cave des vins pour mille ans et écrit sur un forum : « voilà un très mauvais exemple, puisque, s’il a mille ans de stock, c’est qu’il ne boit rien ». S’ajoutent des commentaires acerbes qui poussent un de mes amis à me suggérer de mettre les choses au point. Ce que je fais.
Ayant l’habitude d’écrire mes aventures sur un forum américain, je trouve ce forum francophone actif, ce qui est rare et j’y écris. Une volée de bois verts accueille mes propos : richard, buveur d’étiquettes, people, ignare, j’en passe. Une meute s’organise pour essayer de me faire fuir. Ceci n’est pas dans mon tempérament. Mais le six-cors le plus vaillant ne peut rien quand les poursuivants s’organisent. Je m’épuise en courses inutiles. Une idée me vient. J’invite une dizaine des membres de ce forum pour qu’on boive de mes vins à ma façon. Mon ami Jean Philippe Durand que je consulte, qui avait créé une cuisine impressionnante à la Saint Sylvestre accepte de faire le menu de cet événement. Je passe de longues heures à chercher des vins qui les surprennent, et nous voilà chez Jean Philippe Durand, onze inconnus de ce forum et moi.
Je me croyais en milieu hostile, et voilà que je découvre onze passionnés de tous horizons, tous sympathiques même quand nous avions ferraillé. L’ambiance fut joyeuse, amicale, enrichissante.
Je propose comme un clin d’œil de démarrer sur un Clacquesin. Cette liqueur de goudron, faite à partir de résine de pin, si l’on s’en tient à la première impression, est affreusement médicinale. Mais si on va un peu plus loin, les complexités s’organisent, et je suis très excité par ces saveurs inconnues. L’un d’entre eux, Jérôme, aura le mot juste : le Clacquesin appelle une saucisse de Morteau. Et c’est vrai.
Comme il faut expliquer ma démarche et ce que j’attends de cette soirée où j’invite, on se prépare comme à l’académie des vins anciens avec un Champagne Léon Camuzet de Vertus, âgé de l’ordre de dix ans dont je suis mauvais juge puisqu’il fait partie de mes traditions familiales. Un velouté de potimarron, arôme de céleri, le chatouille agréablement. Tous les vins qui vont suivre seront bus à l’aveugle, ce qui n’est pas dans mes habitudes, mais ne connaissant aucun des convives, je ne veux pas que les commentaires soient inversement proportionnels aux prestiges des étiquettes.
Nous démarrons par une Clairette de Die Jean Algoud, vers années 60 sur une huître Gillardeau n°2 simplement pochée, sabayon extrême à la reine des prés. La Clairette a perdu l’essentiel de sa bulle, a une couleur qui a foncé, mais offre en bouche une belle présence. Bien goûteuse, elle est de grand plaisir. Le même Jérôme la découvrira à l’aveugle, ce qui est impressionnant. Ce fut la seule découverte des vins de ce soir, l’objet n’étant évidemment pas de trouver des vins très inhabituels pour beaucoup.
Le Grand vin de Cassis, La Ferme Blanche vers 1985 accompagne un foie gras de sept heures, chutney de poireaux à la coriandre, caramel acide d’épices dont la tendreté est inénarrable. Le vin un peu court mais joliment expressif ne ressemble plus tellement à un vin du Sud puisque certains penseront au Jura. L’accord fonctionne à merveille.
Le Saint Véran maison Bichot 1989, vin que j’aime beaucoup pour la palette très éclectique de ses saveurs bigarrées fait son parcours avec une noix de St Jacques juste saisie, soupçon de vanille, laitance de roquette à l’amande douce, girolle. Jean Philippe Durand aime invoquer la roquette. Même épurée, discrète, sa trace effraie les vins. Pas trop en l’occurrence, mais un peu quand même.
On fait beaucoup d’honneur au Montlouis La Taille aux loups demi-sec 13° – 1990 en le mariant au bar à l’unilatérale, jus végétal au coquelicot, coing poêlé qui représente la forme ultime de la chair de bar. J’attendais beaucoup de ce Montlouis que j’adore. Je le trouve ici un peu en dedans, malgré des complexités chantantes. Il joue en sourdine.
Hélas, le saumon mi-cuit vapeur, framboises façon royale, morille à la pistache, qui est sans doute le plus grand saumon que j’aie goûté de ma vie, ne va pas trouver un partenaire à sa mesure avec le Château Coustolle Côtes de Canon Fronsac 1966. Il a un léger nez de bouchon, qui ne se voit pas en bouche. Mais le goût est sec, attristé, confiné. C’est dommage car je comptais beaucoup sur ce vin, l’une des plus belles expressions de son appellation. Heureusement pour le plat, un Château La Tour de Bessan Margaux 1949 au nez brillant à l’ouverture, au niveau proche du goulot, va constituer l’une des plus belles surprises de cette soirée. Il me confirme la grandeur de cette année magique, souvent masquée par l’ombre de 1945 et 1947.
Le quasi de veau, basse température, crème de foie de veau, mousseline de vitelottes, d’une subtilité rare forme avec le Moulin à Vent Alfred Liboz 1955 l’accord le plus émouvant de la soirée. Tout est totalement dosé. Le vin ne joue pas trop fort, car sa fatigue est réelle, mais il raconte un joli discours qui rosit les joues de cette pomme de terre violette. Magnifique moment de pure harmonie.
Si ce qui précède est le plus bel accord, voici maintenant le plus grand vin. Le filet mignon de porc poêlé minute, truffe noire, coulis de pétales roses, cèpe est le plat parfait pour mettre en valeur mon chouchou, l’un de mes vins préférés, le Nuits Saint Georges Les Cailles, maison Morin 1915 dont je vais bientôt tarir la source tant je le mets en vedette dans des dîners. Quel vin ! Un nez d’une expressivité extrême et en bouche, une séduction chatoyante d’un grand vin à la maturité sereine. Inutile de préciser que j’adore.
Le cuissot de biche en rôti, jus court à la truffe noire, chou vert en compotée est un plat fort. La biche est là et se fait voir. Elle le mérite. Il lui faut bien deux vins puissants qui ont été rajoutés au dernier moment. Je range en ce moment ma cave pour détecter les bouteilles qui sont en danger, du fait de l’état de leur bouchon. Voici une bouteille étonnamment ancienne, au cul extrêmement profond comme on le faisait au 19ème siècle, qui n’a plus d’étiquette, et dont la capsule indique un très grand vin, aux caractères illisibles tant elle a été rongée. Je pressens un premier grand cru classé, je pressens une année très ancienne, 1900 ou avant. Compte tenu d’achats dont j’ai la mémoire, ce pourrait être un Cheval Blanc 1900. Mon ami sommelier qui fait le service du vin confirme en le goûtant mon impression de mémoire. Appelons-le Cheval Blanc 1900. Si ce n’est pas ça, c’est du même calibre. Le nez à l’ouverture confirme la grandeur du vin car je reconnais des repères de Cheval Blanc 1947. Nez puissant, dense, qui annonce une force extrême. En bouche, le vin est vieux, mais expressif encore. Je l’aime plutôt. Mais la surprise la plus grande vient du Château Mouton-Rothschild 1934. Ce vin serait invendable en salle de ventes car il serait classé « vidange », c’est-à-dire sous le bas de l’épaule. Or aussi bien au nez qu’en bouche, c’est comme s’il n’en était rien. Ce n’est pas le plus flamboyant des 1934 bien sûr, mais on sent un Mouton vivant, plein de séduction. Une agréable surprise pour moi. Sachant les incertitudes de ces deux grands ancêtres bordelais, j’avais ajouté un vin d’Algérie, Cuvée du Président, vers 1980, pour servir d’étai à d’éventuelles défaillances. C’est l’étai qui le fut, variation sur l’être, tant il est fragile à coté de ces chenus vétérans.
Un Stilton de compétition, crémeux à souhait va faire briller le Château Pion, Monbazillac 1973, liquoreux que j’adore car il est généreux. La poire Williams, tiède mais crue, est un joli exercice de style de Jean Philippe Durand, magnifique variation sur la poire, mais hors sujet quand elle vole la vedette au vin.
Au contraire, le suprême de pomelos juste saisi, coulis de mangue aux agrumes, mangue fraîche est exact avec le subtil et délicat Château Cantegril, Haut-Barsac 1922 qui décline des saveurs concentrées d’agrumes avec une fraîcheur déconcertante. Mes hôtes ont pu comprendre en quoi les sauternes de plus de 60 ans ont quelque chose en plus que ne peuvent atteindre les plus jeunes.
Il est si tard que je n’ai pas fait voter mes convives. Si je dois voter maintenant, mon quarté serait le suivant :
– Nuits Saint Georges Les Cailles, maison Morin 1915,
– Château La Tour de Bessan Margaux 1949,
– Château Cantegril, Haut-Barsac 1922,
– Clairette de Die Jean Algoud, vers années 60.
J’hésite entre Mouton et Clairette, mais place aux jeunes, pour une fois.
Le repas était si complexe, Jean Philippe Durand étant tout seul pour combler les papilles de cette tablée de douze que la fin des festivités se fit après deux heures du matin. Le temps de ranger les verres que j’avais apportés, replier quelques chaises d’appoint, débarrasser, nous aurions pu croiser le laitier sur le chemin du retour.
Ces nouveaux intronisés dans les vins « de ma planète » m’ont offert des cadeaux d’une générosité invraisemblable. Voilà des gens que je croyais accueillir en adversaires qui me montrent une gentillesse attentionnée. Les larmes n’étaient pas loin de couler sur mes joues.
J’avais lancé cette invitation folle, absurde à toute logique. Et voilà que ce fut un dîner charmant, amical, plein de découvertes de vins qui ont traversé l’histoire avec des bobos parfois mais encore beaucoup de messages parlants.
J’étais dans l’irrationnel. La joie de l’avoir fait est bien réelle. Et je pense qu’elle est partagée.
un dîner pour des membres du forum la passion du vin – 2 mardi, 31 janvier 2006
Last year, a very famous TV information program made a subject on old wines. The central theme was the cellar of Bouchard, and a dinner with wines of the 19th century, that I attended. They took me as a link in this subject, showing me buying in auction, and showing me in my cellar. As it is very popular, probably 3 to 5 million people have seen my cellar.
Showing some bottles, I said concerning alcohols : with my rhythm of consumption, I have more than one thousand years of stock of alcohol.
Someone had thought that the thousand years concerned wines and not alcohol, and, on a forum devoted to wine, like this one but in French, he wrote : here is a man who is not a good example, because, if he has thousand years, it means that he does not drink. It must be one of those people who have no interest in wines, and just show their cellar.
A friend of mine, who writes on this forum, told me : you should write something to alter this negative opinion.
I wrote an answer, and finding that this forum is active, I decided to post there. As French is my mother language, I thought it would be easier to describe my emotions on wines than in English.
I told various stories, and I noticed that every message was criticised, with very specious arguments, tending to give of me an image of a man who is only interested to show, to talk about the famous people that he knows, interested only in expensive wines, who does not know anything on wine and so on. And it was rude and systematic.
I wondered why they wanted to harass me that way.
It hurt me, and my wife said : quit. But to quit is like a victory à la Pyrrhus. And it is not in my mind.
So, to stop such a terrible controversy (I am unable to sustain the aggressiveness of ten people simultaneously), I decided something completely crazy : I said that I invite ten people of this forum for a dinner with my wines, and you will see how is my approach to wine.
Ten people registered and I invited too one of the founders of the forum with whom I had some very hard fights concerning money and wine (on a subject like : if you have money, you are a stupid man, and, of course, you cannot enjoy a wine, blab bla bla bla).
Then I went in my cellar to choose wines, and it is always a subject of excitement for me to choose bottles. I decided that I could take risks with them, as they know what wine is, and that I should not invest too much if they come to attack me.
I registered in a restaurant that I know, but then I remembered that my friend who made the cook for the Sylvester’s dinner could make the dinner for that occasion too. He accepted. So, we were 12 by the apartment of my friend who created a menu that none of them would have never imagined.
Here is the Menu :
1 Velouté de potimarron, arôme de céleri
2 Huître Gillardeau n°2 simplement pochée, sabayon extrême à la reine des prés
3 Foie gras de sept heures, chutney de poireaux à la coriandre, caramel acide d’épices
4 Noix de St Jacques juste saisies, soupçon de vanille, laitance de roquette à l’amande douce, girolle
5 Bar à l’unilatéral, jus végétal au coquelicot, coing poêlé
6 Saumon mi-cuit vapeur, framboises façon royale, morille à la pistache
7 Quasi de veau basse température, crème de foie de veau, mousseline de vitelottes
8 Filet mignon de porc poêlé minute, truffe noire, coulis de pétales de rose, cèpe
9 Cuissot de biche en rôti, jus court à la truffe noire, chou vert en compotée
10 Stilton
11 Poire Williams, tiède mais crue
12 Suprême de pomelos juste saisi, coulis de mangue aux agrumes, mangue fraîche.
Needless to say that many two stars chefs could learn a lot from my friend.
une des photos que je préfère mardi, 24 janvier 2006
La photo est belle : Pétrus 1958, vin délicieux d’une année peu glorieuse, une carafe d’une rare beauté. Cette photo symbolise un peu la recherche de perfection des expériences gastronomiques qui m’anime.
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Dîner de wine-dinners au restaurant de Guy Savoy jeudi, 19 janvier 2006
Dîner du 19 janvier 2006 au restaurant de Guy Savoy
Bulletin 168 – les vins et le menu
Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Bisinger (Avize) 1953
Champagne Léon Camuzet SA # 1990
Champagne Salon « S » 1982
Puligny-Montrachet Boillot 1959
Château Haut-Brion 1976
Clos Sainte Hune Riesling Trimbach 1996
Cos d’Estournel 1954
Mouton-Rothschild 1938
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1976
Nuits Saint Georges « les Cailles » Morin Père & Fils 1915
Château Loubens, Sainte-Croix-du-Mont 1926
Château Guiraud, Sauternes 1893
Le menu composé par Guy Savoy et Eric Mancio
Mer…
Mosaïque en bouillon d’hiver à la truffe noire
Cabillaud à l’œuf, en salade et soupe
Ragoût de lentilles aux truffes noires
Soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes
Suprême de palombe « potiron-cresson » à la mode d’hiver cuisse à la manière classique
Fromages affinés
Terrine de pamplemousse et thé
dîner de wine-dinners au restaurant Guy Savoy jeudi, 19 janvier 2006
Lors du dernier dîner que j’avais organisé chez Guy Savoy, l’un des plats avait joué à contre-emploi. Une telle occurrence ne me gêne pas, car au contraire elle met encore plus en valeur les accords parfaits. Mais le chef est fier. A Bourgoin-Jallieu, on n’aime pas les mauvais scores. Le prochain repas se fera en vérifiant la pertinence de chaque accord. Je suis donc le jour même, à l’heure du déjeuner, pour vérifier les thèmes de ce soir.
Petit amuse-bouche au foie gras et vinaigre de truffe. Cela fond dans la bouche. Deux préparations d’encornet exposent avec clarté les vertus de ce curieux animal qui change ici de goût comme il change de couleur selon ses humeurs. Ces petites portions expressives sont idéales pour rêver de ce qui va suivre.
Le chef de cabine de la « fonction » pain se présente. Il s’appelle Jonathan mais son accent est italien. Il se propose d’apporter un pain à chaque plat et commente ses choix. Le pain aux algues va « servir » le plat de mer. C’est délicieusement poétique. La mer accueillante, qui offre une bouffée d’iode avec le carpaccio de turbot aux algues, s’oppose à la mer cruelle, celle qui engloutit les marins naufragés, avec l’oursin et sa crème de potiron. Ce plat est extrêmement suggestif, comme une marine. Je réfléchis au vin qui lui irait bien. Ce n’est pas facile. Attendons.
Le pain à l’huile d’olive arrive avec le bel canto de mon guide en pain. Le plat qu’il annonce est de ceux qui charment mon cœur. L’élégance est brillante. Poulet, bouillon de volaille, foie gras et truffe sont dosés avec un talent fou. Pour quel vin ? Le Puligny sans doute. Mais pourquoi pas le Nuits Cailles ? Comme je navigue à vue, ne sachant ce qu’on veut me faire essayer, je suppute. Comme je suis seul, je pense. Ce serait le moment de créer une phrase à la Audiard comme celle des Tontons Flingueurs : « c’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases ». Ce serait ici : « c’est curieux ce besoin chez les gens qui mangent seuls d’avoir des pensées ». L’idée qui me vient : « c’est quand même lui le plus grand ». Et lui, c’est Guy Savoy.
Dès que je vois le plat de cabillaud, c’est sûr, ce sont les deux bordeaux qui s’imposent. Je résume à ce stade : la mer et Salon 1982, foie gras et Haut-Brion 1976, cabillaud et les deux bordeaux anciens. Mais où va le Clos Sainte Hune. Or la deuxième partie du plat de poisson, à l’étage du dessous de l’assiette, exclut les bordeaux. On va donc démarrer le cabillaud sur le Haut-Brion 1976, suivre par le Clos Sainte-Hune 1996. Mon mentor ès pain se fait plus discret. Son pain ne va qu’avec la deuxième partie du plat. Il ne me l’a pas dit !
Le ragoût de lentilles et truffes, c’est solide, tranquille, et ça ira avec tous les vins. Il va se marier aux bordeaux d’années incertaines, un Cos 1954 et un Mouton 1938. Comme le marin qui fait des phrases, je pense que ramasser les miettes à chaque plat, au moment où l’on dresse les couverts du plat suivant, c’est très astucieux. Et changer le beurre en milieu de repas, c’est raffiné. La soupe aux artichauts et truffe, avec sa brioche au beurre de truffe ira évidemment avec le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1976. Mais, toujours marin, je commence à avoir peur. Si après tant de plats on en est encore à la soupe, j’espère ne pas devoir goûter tous les plats de la carte ! La palombe appelle le Nuits Cailles 1915 par une évidente référence ornithologique.
Le roquefort du chariot de fromages n’ira pas avec Loubens 1926. Nous convenons de prendre des culs de fourme d’Ambert, la partie la plus dense de ce fromage, que l’on ira chercher chez le fromager attitré. Les différents desserts que j’essaie ne conviennent pas à l’image et au souvenir que j’ai du Château Guiraud 1893. Nous verrons par la suite, car il est temps maintenant que j’ouvre les bouteilles et que Guy Savoy les sente.
Eric Mancio observe mes gestes et mes réactions, sent avec moi les vins. Il n’y a que des bonnes surprises. Le Mouton 1938 est incertain. Car la densité fait penser à du caramel. Mais son nez indique qu’il va se réveiller. A ce stade, il sent exactement le plat qui est prévu pour lui. Le Puligny 1959 que j’avais annoncé « probablement madérisé » l’est. Mais on a parfois de belles surprises. Je ne peux pas piquer le tirebouchon dans le bouchon du Guiraud 1893, car il s’enfonce. Il tombe. Le niveau était parfait, la couleur magique. L’odeur invraisemblablement belle. Le vin sera transvasé dans une autre bouteille. Cette opération fait perdre quelques gouttes sur une assiette, ce qui permet à Guy Savoy de faire une analyse précise. Il avait prévu, lorsque nous avions fait le point à la fin du repas, de mettre beaucoup plus de thé pour adoucir son dessert d’agrumes. Là, il prédit le coing, fera appel aux gelées faites par son épouse, pour adoucir encore ce qu’il pressent d’un accord parfait. Il évoque la pomme ce qui ne me parait pas aussi évident. Je remballe mon matériel. Tout se jouera se soir.
Les convives arrivent avec une ponctualité remarquable. Deux hommes sont présents car ils bénéficient d’un cadeau de Noël de leur épouse. L’une n’est pas là, ayant envoyé son bordelais de mari seul en capitale, l’autre est là mais ne boit pas. Je la fais applaudir, puisque les portions de chacun seront plus généreuses. Un ami vigneron qui fait des Richebourg qui se vendent au prix de lingots tant il a de succès, un « ancien » de mes dîners qui a invité des amis bibliophiles, et un couple d’américains venus de Chicago vérifier si ce que je raconte sur un forum américain est aussi féérique que ce que j’écris. Sept inconnus pour deux connus, huit novices purs, se sont quittés cinq heures plus tard comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Car l’ambiance fut animée, dynamique, passionnée, et certains ont connu des émotions qui marqueront leur vie. Brian et Lisa n’arrêteront pas de dire « oh, my God », tant les découvertes ont dépassé tout ce qu’ils ont imaginé.
Le menu avait été composé ce midi. Le voici : Mer… / Mosaïque en bouillon d’hiver à la truffe noire / Cabillaud à l’œuf, en salade et soupe / Ragoût de lentilles aux truffes noires / Soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes / Suprême de palombe « potiron-cresson » à la mode d’hiver cuisse à la manière classique / Fromages affinés / Terrine de pamplemousse et thé.
Le champagne Bisinger (Avize) 1953avait été annoncé comme probablement madérisé. Je l’annonce imbuvable. Certains veulent tenter leur chance et confirment mon diagnostic. Je fais ouvrir un champagne Léon Camuzet non millésimé datant probablement du début des années 1990. Ce champagne est le champagne historique de ma famille fait par une cousine de Vertus, nom qu’il était tentant, pour de jeunes gamins, de faire précéder de l’adjectif « petite ». Beau champagne facile et fort goûteux, très adapté au foie gras poivré. La mer, ce plat aux évocations émouvantes accueille le Champagne Salon « S » 1982. Quelle perfection invraisemblable ! Le champagne est délicat, élégant, il a le grain de peau de Laetitia Casta, dont le lecteur aura compris au fil de ces bulletins que comme Obélix à l’égard de Falbala, je suis littérairement amoureux. Il ne me parait pas possible d’imaginer un plus beau champagne. Une distinction, une élégance sans égales, et Brian, mon voisin, se pâme, glousse de bonheur. Et les deux composantes du plat révèlent de belles nudités du champagne, comme l’odalisque de face et de profil. C’est l’oursin qui le provoque le plus suavement.
Le Puligny-Montrachet Boillot 1959 avait été annoncé aussi comme probablement madérisé. Mais là, l’expérience se justifie. On peut essayer et même aimer car le plat d’un équilibre serein accepte toutes ses composantes. Vin fumé, insistant, que le bouillon et le foie gras complexifient. A ce stade, je vois un ou deux convives qui se disent (j’imagine), un champagne mort, un champagne de petite extraction, même s’il est bon, un Puligny dont le ticket n’est plus vraiment valable, ça démarre sous de fâcheux auspices. Leur sourire final va gommer cet instant de doute.
Le choix d’un rouge et d’un blanc sur le même plat est osé. J’en suis assez fier. Car le Château Haut-Brion rouge 1976 est exactement adapté à la chair du cabillaud qui lui apporte en retour une grâce, une puissance rassurante. C’est un beau Haut-Brion que j’ai rajouté pour compenser les risques des premières bouteilles. Et la crème virile de la deuxième partie du plat navigue bien avec le Clos Sainte Hune Riesling Trimbach 1996 qui est décidément un Riesling parfait. Un peu trop puissant pour le plat, il trace son empreinte en bouche sans que le plat ne la fasse dévier, comme un supertanker coupant le sillage d’un dinghy. L’expérience est belle, car les tons des deux parties du plat sont respectés par ces vins disparates.
Lentilles et truffe, c’est un plat de haute sécurité, car c’est un faire-valoir idéal. C’est Michel Drucker faisant une interview. Le Cos d’Estournel 1954 est une immense surprise. Le nez est absolument idéal. On se demande comment c’est possible pour un 1954, mais ce vin est là, devant nous, d’un nez parfait. En bouche il est joliment accompli, mais l’on sent quand même la limite logique de l’année. Le Mouton-Rothschild 1938 qui l’accompagne a un nez plus ingrat mais convenable. En bouche on sent une matière beaucoup plus forte que celle du Cos d’Estournel. Malgré l’âge et la petite année, le vin est charnu, soyeux, velouté. Un vin très intéressant, même si sa longueur n’est pas celle des belles années. Mon ami vigneron l’apprécie beaucoup.
Guy Savoy venu nous saluer suppute que l’accord le plus beau sera celui du dessert. Je lui dis que je suis persuadé que c’est celui qui va venir. Je le pense encore maintenant qu’on a jugé. La soupe aux artichauts est magique. Et le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1976, au charme interlope ramasse la mise. Il accroche chaque molécule du plat pour en faire son complice. Le vin est charmeur, complexe, envoûtant et le plat le conforte magnifiquement.
A voir la facilité, l’aisance du Nuits Saint Georges « les Cailles » Morin Père & Fils 1915, vin que j’ai souvent mis dans mes dîners, on aurait tendance à penser que tous les vins de 1915 ont la même jeunesse que des vins de 1989. C’est tellement facile. La palombe est évidemment calibrée pour mettre en valeur ce vin lourd et long en bouche. Ce qui me frappe, c’est sa sérénité, sa facilité. Autant les vins du Domaine de la Romanée Conti s’amusent à compliquer le message en bouche pour un plus grand plaisir, autant ce vin explicite rassure le palais. C’est magnifiquement beau. Ce vin banalise l’exceptionnel.
Le Château Loubens, Sainte-Croix-du-Mont 1926 est certainement la plus grande surprise de la soirée pour moi, et chacun ressent le même étonnement. Comment un Sainte-Croix-du-Mont peut-il être aussi exceptionnel ? J’ai acheté cette bouteille au château, d’un conditionnement récent. Elle a la complexité de grands sauternes, ce qui est paradoxal, et une typicité d’agrumes rare. Son nez m’avait impressionné à l’ouverture. Ce liquide doré, soutenu par une fourme très exacte a enchanté tous les convives.
Le Château Guiraud, Sauternes 1893 est un monument. Son bouchon très beau et d’origine avait glissé dans la bouteille à l’ouverture. J’ai dû transvaser le vin dans une autre bouteille discrètement avinée au Tokaji, et cet afflux d’oxygène a encore renforcé ce liquide incomparable. C’est la définition d’un sauternes de charme, allant vers des teintes de thé, des arômes de coing et d’agrumes. En bouche, c’est d’une complexité absolue où le thé abonde avec les fruits les plus complexes. Une trace immense de charme et de variété. Le dessert n’a pas correspondu à l’intention de Guy Savoy. Il ressemblait plus à ce qui me fut présenté ce midi qu’à ce que Guy avait envisagé. Un peu trop brutal, le dessert n’a pas atteint son but. Le Guiraud a brillé seul, impérial, magistral.
Huit vins de suite ont brillé, effaçant l’éventuelle crainte instantanée d’un ou deux des convives. Les votes se concentrèrent sur les vins de la deuxième partie, le Grands Echézeaux DRC 1976 étant le plus couronné de votes avec trois places de premier et trois places de second sur neuf votants. Il est suivi du Nuits Cailles 1915 avec deux votes de premier, le Cos d’Estournel récoltant un vote de premier sur sept votes, le Guiraud 1893 une place de premier sur deux votes et le Haut-Brion 1976 une place de premier sur un vote. Je fus le seul à mettre le Guiraud en premier, car je suis sensible à ce message lourd d’énigmes et de subtilités insoupçonnées.
Mon vote fut : Château Guiraud, Sauternes 1893, Château Loubens Sainte-Croix-du-Mont 1926, car je n’ai jamais vu un vin de cette appellation à ce niveau, Nuits Saint Georges « les Cailles » Morin Père & Fils 1915, et Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1976.
Les accords furent d’une belle justesse, la truffe servant de fil conducteur. L’accord le plus excitant est celui de la soupe d’artichaut avec le Grands Echézeaux, je le savais d’instinct. Le mariage le plus sûr est celui de la chair du cabillaud avec le Haut-brion car chacun apporte quelque chose à l’autre. Le plat de mer donne des frissons de joie gastronomique. Chacun a pu trouver une saveur qui sera sa madeleine de Proust.
Mes hôtes américains jubilaient, entrant dans une forme de gastronomie inconnue avec des vins introuvables, mes convives français constataient que la pièce qui était jouée devant eux était d’une histoire plus riche que ce qu’ils avaient imaginé. L’atmosphère était si belle que personne ne quittait la table. Je rentrai chez moi à deux heures du matin, fourbu de cette lourde semaine, heureux d’avoir montré à ces esthètes attentifs l’intérêt de cette planète des vins anciens et de haute gastronomie où je les ai entraînés. L’envie de revenir chatouillait déjà le plus grand nombre. Mes vins n’attendent qu’eux.
les ors du Pré Catelan mardi, 17 janvier 2006
Dîner de wine-dinners au restaurant le Pré Catelan mardi, 17 janvier 2006
Dîner du 17 janvier 2006 au restaurant le Pré Catelan
Bulletin 167 – les vins et le menu
Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Pâques Gaumont (Trépail) Brut SA (vers 1970 ou avant)
Champagne Dom Pérignon Œnothèque (dégorgé en 2002) 1988
Château Rayas blanc Châteauneuf du Pape 1997
Domaine de Chevalier blanc 1947
Château La Conseillante Pomerol 1947
Grand Chambertin Sosthène de Grévigny 1919
Léoville Las Cazes 1979
Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1979
Château d’Yquem 1960
Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1997
Le menu composé par Frédéric Anton et Olivier Poussier
Amuse-bouche, Royale de foie gras
Oursin, fine gelée au paprika, aromates vinaigrés, Zéphyr
Langoustine, préparée en ravioli, servie dans un bouillon à l’ huile d’olive vierge, au parfum « Poivre et Menthe »
Os à moelle, l’un parfumé de poivre noir et grillé en coque, l’autre farci d’une compotée de chou à l’ancienne, mijotée dans un jus de rôti
Truffe, tarte croustillante, petits oignons confits
Chevreuil, poêlé, sauce poivrade « Poivre et Genièvre », pâtes au beurre demi-sel et truffe noire
Fromages bleus
Mangue aux épices
dîner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 17 janvier 2006
Grand Chambertin Sosthène de Grévigny 1919, Château La Conseillante Pomerol 1947, Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1997, Léoville Las Cazes 1979 et bien d’autres
J’arrive au restaurant du Pré Catelan pour ouvrir les bouteilles du 62ème dîner de wine-dinners. Une chose me trotte dans la tête. Je venais de déjeuner chez Laurent il y a quelques jours et j’y avais rencontré par hasard Olivier Poussier, meilleur sommelier du monde, conseiller du groupe Lenôtre. Il m’avait dit alors : je vais mettre les deux rouges de 1979 ensemble et les deux anciens ensemble. Surprise, car si je ne l’avais vu par hasard, je ne le saurais pas. Opposer sur un plat un bordeaux et un bourgogne, et ce deux fois de suite, j’accepte, car on apprend de chaque expérience. Ce sera une première. J’en tirerai des leçons. Mais finir le repas sur un Gewurztraminer quand il y a Yquem au programme, là, on ose !!!
Je veux vérifier à l’ouverture si cette innovation se justifie. Le Gewurztraminer est une explosion d’odeurs. Pour moi c’est du litchi alors qu’on lui destine un dessert à la mangue. Voilà qui va encore compliquer les choses. L’Yquem dégage un parfum d’une telle distinction qu’on ne voit pas pourquoi ne pas lui donner le mot de la fin. D’autant qu’un fromage calmerait l’ardeur du tout fou Hugel, quand la mangue irait logiquement au cœur d’Yquem, avec ces arômes de mangue et abricots si rassurants. Comme j’aime les découvertes, les innovations, nous verrons.
La plus belle bouteille, malgré la déchirure de l’étiquette, c’est celle de Domaine de Chevalier blanc 1947. Et les senteurs les plus éblouissantes sont celles de La Conseillante 1947, d’une pureté de ton invraisemblable, et celle du Grand Chambertin, odeur prodigieuse. Ces deux vins seraient à montrer dans les écoles,pour qu’on puisse apprendre ce qu’est une odeur parfaite. Assis devant ces deux flacons d’immédiat après-guerre, La Conseillante 1947 et le Grand Chambertin qui est de 1919 et non de 1929 comme annoncé, je songe : j’ai devant moi ce qui peut se rêver de mieux, si l’on parle de l’odorat. Et ça me suffit. Je n’y trempe pas mes lèvres, ce sera pour ce soir, mais ces senteurs quasi irréelles suffisent à mon bonheur.
Le Henri Jayer attend son heure et n’en révèle pas trop. Le Las Cases lui aussi cache ses cartes (il a un joli bouchon efficace). Le Rayas a déjà le pied sur l’accélérateur.
Frédéric Anton est venu plusieurs fois sentir ces vins magiques et cela me plait qu’un chef s’y intéresse. Ce fut sans doute une des plus belles séances d’ouverture des vins, moment que j’apprécie, car je vois comme chaque vin se présente, dans le simple appareil olfactif de sa sortie de sommeil, et je m’en souviendrai quand il fera son exposé, orateur à la voix posée quand le plat le lui demandera. L’émotion des ouvertures est enrichissante et très forte pour moi.
Le menu mis au point par Frédéric Anton et Olivier Poussier est le suivant : Amuse-bouche, Royale de foie gras / Oursin, finegeléeaupaprika, aromates vinaigrés, Zéphyr / Langoustine, préparée en ravioli, servie dans un bouillon à l’ huile d’olive vierge, au parfum « Poivre et Menthe » / Osàmoelle, l’unparfumédepoivrenoiretgrilléencoque, l’autrefarcid’une compotée de chou à l’ancienne, mijotée dans un jus de rôti / Truffe, tarte croustillante, petits oignons confits / Chevreuil, poêlé, saucepoivrade « PoivreetGenièvre », pâtes au beurre demi-sel ettruffe noire / Fromages bleus / Mangue aux épices. C’est une très large palette des talents de Frédéric Anton.
L’assemblée est composée d’un couple de luxembourgeois amateurs de vins, d’un ami grec et armateur, ce qui est presque un pléonasme, accompagné d’un autre armateur mais canadien, une journaliste qui travaille pour une revue américaine de luxe, la plus fidèle participante de ces dîners arrivée la première pour une fois (incroyable) et son ami qui accueillaient un autre couple. A part mon amie, huit novices de ces dîners ont repoussé de très loin l’année du plus vieux vin qu’ils aient jamais bu.
diner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice n° 61 jeudi, 15 décembre 2005
Le soixante-et-unième dîner de wine-dinners se tient au restaurant de l’hôtel Meurice. Les bouteilles ont été apportées il y a une semaine, mises debout par Nicolas, cet intelligent sommelier, depuis deux jours, et je vais les ouvrir bien seul, car Nicolas a une réunion de direction. Mais ce lieu a tant de ressources que je me sens épaulé. Le journaliste qui était venu m’interviewer lors de l’ouverture des vins il y a un mois au restaurant Apicius a fait un article dithyrambique qui doit paraître dans Bloomberg News et ce journal m’a envoyé un photographe pour me mitrailler pendant que j’officie. Il déploie son impressionnant matériel pendant que je déploie mes outils. Les bouchons viennent sans grande difficulté. Tous les vins ont des senteurs éblouissantes, surtout les trois bourgognes et surtout parmi eux La Tâche, qui a ce parfum canaille des bourgognes de séduction. La vraie question à l’ouverture est celle du Chambertin 1911. Je pressentais qu’il serait bon, et je m’en étais ouvert, en m’avançant bien sûr, à ceux qui s’inscrivaient. Il a tenu sa promesse. Ouverture éblouissante de séduction. J’avais appelé le jour même un descendant de la famille Audiffred pour lui dire que j’ouvrirais un 1911. J’ai senti au téléphone l’intense émotion qu’il ressentait de savoir qu’on allait déguster entre amateurs ce nectar.
La seule déception à l’ouverture vient du bordeaux de mon année. Je l’annonce comme mort aux convives qui arrivent au bar où je les attends. Je fais mes recommandations d’usage comme l’hôtesse de l’air qui explique les consignes de sécurité. Je n’ai pas souvent révélé l’identité de mes convives, car je respecte cette participation à mes dîners qui est une décision privée, mais je ne peux pas m’empêcher de vous faire partager ma joie d’avoir accueilli Pierre Lurton et son épouse Carole qui se sont inscrits. Avec Pierre, dès que nous nous sommes rencontrés, nous aurions pu sauver l’endettement d’EDF et lui éviter de devoir investir dans des centrales nucléaires, tant le courant est passé entre nous. Au salon des grands vins, il m’avait fait l’honneur de m’associer à la présentation des deux immenses vins qu’il produit, Cheval Blanc et Yquem. Et l’idée d’un dîner a pris corps, dans l’esprit – c’est ce qu’il voulait – de mes dîners, sans qu’on y change rien. Autour de la table des amis de toujours, fidèles enthousiastes de ces dîners, un inconnu avec lequel la sympathie est immédiatement née, et un groupe de solides amateurs, connaisseurs de bons vins, avec lesquels aussi un seul contact avait suffi pour que l’osmose se fasse. C’est dire si la table fut joyeuse, Pierre Lurton au torse rayé d’un récent trait bleu fort méritoire, d’une belle humeur, racontant de belles anecdotes.
Un détail m’avait plu. Nous buvions au bar en attendant des convives un champagne que je trouvais assez léger et un peu court. Pierre Lurton le trouva bon, alors que dans le groupe auquel il appartient, il y a de solides valeurs. Cette simplicité présageait que nous partagerions de bons et grands moments.
Le menu composé par Yannick Alleno, d’une homogénéité de ton remarquable est d’une élégance rare : Velouté de Châtaignes aux copeaux de truffes blanches / Dos de Bar étuvé aux coquilles Saint-Jacques, émulsion de coques, mousseline de pomme de terre rate, beurre végétal / Ormeaux cuisinés au beurre salé, ragoût de haricots de Paimpol / Filet et côtes d’agneau de lait des Pyrénées, Bayaldi d’aubergines aux aromates, et aux oignons croustillants / Volaille de Bresse au foie gras et aux truffes noires / Ravioles transparentes de mandarine, émulsion au basilic / Croquant au chocolat blanc et pralin, Glace à l’essence de truffe blanche.
Le magnum de champagne Pommery 1988 servi à table montre immédiatement – merci champagne inconnu qui l’a mis autant en valeur – une richesse de ton, une longueur et un charme impressionnants. J’avais ouvert ce champagne il y a deux ans en format de six litres qui l’avait haussé à un niveau assez exceptionnel. Ce magnum est aussi de grande valeur. C’est la truffe blanche extrêmement expressive qui propulse ce champagne à des hauteurs gustatives rares.
Sur le bar, particulièrement émouvant, deux vins. Le Chassagne-Montrachet Louis Latour 1979 a une couleur soutenue, un nez intense, mais j’ai peur qu’il paraisse un peu faible à coté du jeune et bouillonnant Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997. Avec le plus jeune, il y a des bouquets d’épices qui partent dans toutes les directions. Mais le Chassagne, plus constant, plus tenace, d’une trace plus marquée va séduire toute la table. Pas un convive ne signalera je ne sais quelle fatigue liée à l’âge car il n’y en a pas. Les deux vins sont opposés mais se justifient chacun dans son rôle, le plus jeune et le plus mûr. Lors de ce repas le cœur pencha plutôt pour l’ancien. Un signe qui ne trompe pas, on pouvait passer d’un vin à l’autre sans la moindre difficulté.
Ayant annoncé que le Château Pontet-Clauzure, saint-émilion 1943 était mort, nous eûmes plutôt une agréable surprise. Un des convives l’imagea en disant que le comateux respirait encore, mais il ne faisait que cela. Le vin n’était pas sauvable, même si le témoignage n’était pas totalement perdu. De toute façon, nous n’avions aucun mal à l’oublier, car le Château Palmer 1959 fait partie de ces bouteilles qui chantent la gloire du bordelais. Pierre Lurton qui venait de boire il y a deux jours Cheval Blanc 1959 penchait naturellement vers son poulain, mais ce Palmer est un immense vin, meilleur, car on est en situation de repas, que celui bu à l’académie des vins anciens (bulletin 155). Le nez est élégant, raffiné, et en bouche, le vin est chaleureux, puissant sans être imposant, avec une longueur qui n’appartient qu’aux grands vins. Je ne suis pas un spécialiste des ormeaux, et l’un des convives signala qu’ils n’avaient pas été assez battus, ce qui les aurait rendus plus souples en bouche. C’est certain qu’ils étaient fermes. Mais le goût intense était une merveille sur le Palmer. J’avais évidemment voulu faire un petit clin d’œil en ajoutant une demi-bouteille de Château Cheval Blanc 1960. Ayant abondamment parlé de mes méthodes d’ouverture des vins, ce 1960 d’un épanouissement rare étonna Pierre Lurton qui ne s’attendait pas à ce que cette année que peu de gens ouvrent, et en plus en demi-bouteille, puisse atteindre ce niveau.
L’agneau, quand il est traité de cette belle façon, met admirablement en valeur les qualités de la Bourgogne. La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1981 est d’un charme dense. En attendant mes convives au bar, j’avais croqué quelques olives vertes. Ayant en tête les parfums des trois bourgognes, j’eus soudain cette image : le charme déroutant d’un bourgogne, c’est un peu comme l’approche gustative d’une olive que l’on croque, qui vous trouble par le sel, l’amer qui se fondent pour produire paradoxalement un effet plaisant. Les goûts ne sont évidemment pas les mêmes, ce sont les sensations qui se ressemblent. La Tâche est très beau, solide message de sérénité. Le Chambertin Domaine Audiffred fournisseur de SM Napoléeon III, 1911 est absolument émouvant. Ce vin de 94 ans n’a pas une ride. Il déroule son charme comme doit le faire un grand chambertin. Et cela paraît si naturel, si facile. On a un témoignage qui n’a pas une trace de vieillissement, un vin qui remplit la bouche joyeusement avec une longueur extrême. Et tout s’est joliment intégré.
Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 nous grise encore plus. C’est un vin qui déroule encore plus de subtilité. Plus délicat, plus en dentelle, il est diablement charmeur. Ce vin que j’ai bu souvent, dont au dernier dîner (le 50ème) au même Meurice, et que j’ai bu avec émotion dans sa version 1926, est un vin éblouissant. Nous avions trois expressions très complémentaires de la Bourgogne, une institution avec La Tâche, une permanence historique avec un fringant chambertin, et un charme redoutable avec un Pommard d’une superbe facture. Nous étions comblés.
Sur le délicieux dessert, le Château d’Yquem 1962 brilla des feux de sa couleur dorée, des parfums que la bouteille et les verres dégageaient à l’envi, et de cette trace en bouche à la puissance inimitable. Comment placer cet Yquem dans une perspective historique ? Il est moins typé que certaines grandes années, mais sa solidité sereine le place dans la lignée des solides Yquem au goût d’Yquem.
Le vin de paille Jean Bourdy 1947 me bouscula. Je ne suis pas très fanatique des vins de paille, aussi le charme et surtout la complexité de ce vin me bouleversèrent. Sur le dessert marqué de truffe blanche, ce fut absolument divin. Le jurassique enfant brilla comme une star.
Au moment des votes, ce qui est amusant c’est que la mémoire se porte plus volontiers sur les vins les plus récents, les derniers du repas. Le vin de paille obtint quatre places de premier et neuf votes, le château d’Yquem obtint trois places de premier et huit votes, le Pommard, le Cheval Blanc et le Palmer eurent chacun un vote de premier. Le consensus serait : vin de paille, Yquem, Chambertin, La Tâche et Pommard. Mon vote fut dans l’ordre : vin de paille Jean Bourdy 1947, Pommard Michel Gaunoux 1974, Chambertin Audiffred 1911 et Château Palmer 1959.
La salle de restaurant de l’hôtel Meurice est pleine de charme. La cuisine de Yannick Alléno est de plus en plus affirmée et d’une sensibilité talentueuse, le service est absolument impeccable et motivé. Mes vins étaient, comme Laure Manaudou, présents au bon rendez-vous. Ce fut, pour le dernier dîner wine-dinners de 2005, un grand dîner.